La Côte d’Ivoire est aujourd’hui à la croisée des chemins. Ces chemins qu’elle a empruntés ont mené à plusieurs bifurcations pour enfin se croiser à un carrefour unique, celui du sous-développement, de la déréliction du langage et de la porno-politique. Mais le sous-développement en lui-même n’est pas une fatalité. Toutes les grandes nations sont souvent ébranlées, tombent quelques fois, mais se relèvent et grandissent davantage. Ce qui peut être mauvais, c’est décider de se coucher à chaque sursaut, de refuser tout moyen de sortir de son état désastreux. L’on transcende le sous-développement lorsqu’on prend conscience de son état de sous-développé. Il semble qu’en Côte d’Ivoire, cette prise de conscience est en latence. Dès lors, notre sous-développement devient un sous –développement culturel, c’est-à-dire un sous-développement des mentalités. Sous-développement culturel, parce que nous semblons encore nous africaniser, voire nous ivoiriser dans notre originalité par des slogans de retour aux sources ethniques, de pureté culturelle, de citoyenneté originelle. Non satisfait d’une source originelle des cultures, l’on parle de plus en plus, ces temps-ci, de citoyens de source, différents des citoyens d’adoption. L’originalité devient la condition de citoyenneté et d’abreuvage des individus dits ivoiriens. On ne naîtrait Ivoirien que de source et on ne serait Ivoirien que de souche. On continue encore de penser qu’on naît Ivoirien, qu’on ne le devient pas. Les récents votes des lois sur la nationalité et l’apatridie ont fini par nous montrer que nous n’avions rien appris de notre histoire récente, très récente même. Mais la source est tarie et l’eau ne coule plus. La souche est fendue et ses racines sont en train de mourir. L’Ivoirisme ambiant de certains compatriotes et hommes porno-politiques mettent notre pays en marge du développement et le poussent tout doucement à devenir à la fois une ombre et un désert.
En effet, depuis 1995, la Côte d’Ivoire a commencé à se vider de ses intelligences dites étrangères et aujourd’hui encore, les intelligences dites originales et de sources, sont en train de partir et prennent les citoyennetés de leurs pays d’accueil (France, Canada, USA, etc.). L’expérience tend à prouver que l’exaltation de la différence et de l’originalité accentuent l’inégalité et provoquent la violence identitaire qui ne peut conduire qu’au sous-développement. Qui pourrait prévoir exactement les conséquences de cette intolérable déviation culturelle dans une Côte d’Ivoire hétérogène, multi-ethnique et multicivilisationnelle ? Quelle citoyenneté voudrions-nous donner à un individu né en Côte d’Ivoire avant l’indépendance et qui ne connaît que ce pays, et dans lequel il a beaucoup investi ?
On nous affirme de manière péremptoire que ces « étrangers » auraient dû demander la nationalité depuis belle lurette. Mais comment cela était-il possible si tant est que la majorité de la population ivoirienne de 1960 à 1972 était quasiment analphabète, et n’avait pas l’information nécessaire qu’il fallait ? Comment pourrait-on garder sa citoyenneté ivoirienne si nos « Forces de l’Ordre » avaient pour ordre d’arracher et de déchirer les cartes d’identités des personnes dont les noms n’étaient pas originaux ? Comment cela était-il possible si le document de citoyenneté lui-même, catégorisait les individus et donnaient le grand-pouvoir aux magistrats de décider de l’ivoirité d’un individu ? En effet, il était noté ceci sur les certificats de nationalité ivoirienne: « Point à vérifier : naissance en Côte d’Ivoire, cette naissance constitue une présomption. Cependant, il vous appartiendra de vérifier le lieu de naissance du ou des parents du postulant lorsqu’il vous apparaîtra, par exemple à l’examen des noms sur l’acte de naissance du pétitionnaire qu’ils sont étrangers. » Et pour rendre la décision encore plus arbitraire, plus politique que juridique, la formule se terminait comme suit : « Quel que soit le résultat de vos vérifications vous solliciterez les instructions du Ministre de la justice ». S’appuyant sur ces allégations, des juges ont refusé la citoyenneté à des individus. Le prétexte « légal » tout trouvé était d’imaginer un pays et de leur trouver une origine étrangère, une appartenance religieuse et géographique pour les rendre apatrides. Les délits de faciès ont eu droit au Droit mettant ainsi de côté le Droit, pour considérer comme non-citoyens certains habitants d’une partie de la Côte d’Ivoire, tenant ainsi compte d’une géopolitique négative teintée de porno-politique abusive. On a vite fait d’oublier que les noms sont trans-nationaux, trans-frontaliers et soumis à interprétation ; qu’un nom, surtout en Afrique, n’est ni l’exclusivité d’un pays ni son natal et comme les hommes qui les portent, les noms voyagent et s’imposent au temps et à l’espace. Les noms ne font donc pas et ne sauraient en aucune manière, prouver la citoyenneté ou la non-citoyenneté ivoirienne d’un individu. Devrions-nous rester fermés au développement et réfractaires à la modernité ? Toute ouverture à l’Autre n’est –elle pas richesse ? À quel moment, un Ivoirien pourrait-il être fier de dire : « je suis ivoirien d’origine gambienne, malienne ou burkinabée » au même titre qu’un autre africain en France ou au Canada serait fier de dire qu’il est français ou canadien d’origine ivoirienne ? Notre histoire ne serait-elle que de démêlés souvent sanglants d’ivoirisme originel foncièrement exclusionniste ?
Quel développement voudrions-nous pour la Côte d’Ivoire ? Il faut, certes, aimer notre histoire. Mais aimer son histoire, c’est aussi l’assumer. Et assumer son histoire, c’est accepter sa vérité implacable, c’est-à-dire qu’elle n’est pas toujours reluisante et rectiligne. Pour Nous, Ivoiriens, assumer notre histoire, ce n’est pas la brandir comme un trophée aux yeux du monde, mais c’est admettre que notre histoire est cumulative, qu’elle est métissée et migrante. Être original, ce n’est pas demeurer ce qu’on a été, mais c’est vouloir devenir ce qu’on voudrait être, c’est être autrement. Nietzsche l’explique bien : « Qu’est-ce que l’originalité ? C’est voir quelque chose qui n’a pas encore de nom, qui ne peut encore être nommé, bien que cela soit sous les yeux de tous. Tels sont les hommes habituellement qu’il leur faut d’abord un nom pour qu’une chose leur soit visible .Les originaux ont été le plus souvent ceux qui ont donné des noms aux choses »[1]. Cela montre clairement que si nous voulons être «original », nous devrions être des inventeurs d’une Côte d’Ivoire ré-conciliée, re-construite et prête pour le développement. Nous devrions être les bâtisseurs d’une Côte d’Ivoire diversifiée, une Côte d’Ivoire des peuples et non une Côte d’Ivoire des ethnies et des stigmatisations, une nation opaque et opacifiée. On ne crée pas en exhumant son passé. On ne fait que le momifier.
Ce n’est pas inventer une Côte d’Ivoire nouvelle en déterrant l’ivoirisme. D’ailleurs, on ne s’invente plus aujourd’hui ; qui s’invente se vente pour se vider mais qui invente se vante pour être plus cher à la vente. Il faut donc que nous commencions à regarder de loin et non de près notre ivoirisme dans notre propre miroir, non de dos mais de face. On ne regarde pas et on ne voit pas de loin la posture de sa conjointe en se bandant les yeux. Les chances de la re-connaître sont très minces. Ainsi en va-t-il de notre histoire. On ne peut mieux l’appréhender qu’avec l’œil de la raison en acceptant de se dé-voiler afin de percer le brouillard, cette illusion de la vue et de la vie qui nous conduit à la désillusion et à l’illusion du développement.
Aujourd’hui, l’Homme-Ivoirien a l’impératif devoir de s’arc-bouter contre la charge toujours plus pesante et écrasante de son passé qui entrave sa marche, de lutter contre une i-dentité fermée comme un obscur et invisible fardeau. Mais, ce fardeau, s’il ne peut s’en débarrasser, il peut, cependant, le nier s’il le veut. On ne peut vivre sans oublier, sans abandonner une partie de soi-même. L’oubli, ici, n’est pas pauvreté mais richesse .Il n’est pas non plus perte de mémoire et perte de soi, mais prise de conscience aigüe de son à-venir-être dans une humanité différentiée. Notre passé ne doit plus continuer à être le fossoyeur de notre présent et le meurtrier de notre avenir. Nous ne devrions plus perdre notre force plastique. « je veux parler , comme le dit Nietzsche, de cette force qui permet à l’individu de se développer de manière originale et indépendante , de transformer et d’assimiler les choses passées ou étrangères , de guérir ses blessures , de réparer ses pertes, de reconstituer sur ses propres fonds les formes brisées »[2]
Notre Authentique-Citoyenneté nous empêche d’opter résolument pour le renouveau de la Côte d’Ivoire tout en paralysant nos actions. L’Ivoirien-Nouveau doit faire une cure de soi. Il est temps que nous entrions en nous-mêmes pour nous connaître et nous re-connaître afin de mieux nous affirmer.
Pr. Samba DIAKITÉ,
Professeur Titulaire de philosophie de la culture, de l’éducation et philosophie africaine,
Université Alassane Ouattara de Bouaké-Côte d’Ivoire
Université du Québec à Rimouski, Canada
Directeur Général de l’Institut de Recherches pour le Développement en Afrique(IRDA)-Bouaké
diaksambah@yahoo.fr
[1] NIETZSCHE (F.).-Le gai savoir . Tradit.Pierre Klossowski (Paris, Club français du livre, 1977), p.260.
[2] NIETZSCHE (F), op. cit., pp.97-98.
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