Les débats sur la nationalité en Côte d’Ivoire ont de nouveau agité la classe politique – et une partie de l’opinion publique – dans le courant du mois d’août 2013, au moment où le gouvernement a pris le risque de légiférer sur cette question ultrasensible. A cette occasion, on a pu noter avec étonnement et inquiétude la remontée en puissance de l’ « ivoirité », malgré les milliers de morts que cette« théorie » douteuse avait provoqués dans la dernière décennie. Mais les observateurs ont également pu constater que le pays souffrait effectivement d’un sérieux déficit en matière de démographie et de statistiques. Aussi a-t-on pu lire, selon les intervenants (et les sensibilités politiques), que les différentes mesures de régularisation allaient concerner entre 22 000 et 3 millions d’individus. Le différentiel est de taille. De fait, nul ne sait exactement combien il y a d’Ivoiriens en Côte d’Ivoire. Ce fut là l’une des causes de la crise qui a secoué le pays depuis près de vingt ans, à la fois parce que le spectre du « vote étranger » était agité à chaque élection gagnée par le parti actuellement au pouvoir (le Rdr d’Alassane Ouattara) et parce que la loi foncière réservait l’attribution des terres aux seuls nationaux. La question de savoir qui est Ivoirien et qui ne l’est pas n’est donc pas réglée, loin s’en faut. Il y a pourtant eu un recensement en 1998, le Recensement général de la population et de l’habitat (Rgph), conduit avec l’appui du Fonds des Nations unies en matière de population (Fnuap), de la Banque mondiale, de la Coopération française (Insee) et de l’Unicef. Sa fiabilité technique et scientifique avait été unanimement reconnue. Il avait chiffré à 11 366 625 le nombre des Ivoiriens et à 4 000 047(soit 26,03%) le nombre des étrangers résidant sur le territoire de Côte d’Ivoire. Il avait également établi que 46,8% de la population ivoirienne était âgée de plus de 18 ans, donc apte à voter. Ce sont là des pourcentages fondamentaux –celui des étrangers et celui des électeurs – qu’il faut garder en mémoire pour leur affecter les tendances baissières ou haussières les plus pertinentes, afin de nourrir le débat de la nationalité avec des éléments objectifs. Mais le pourcentage le plus important à connaître est celui de la croissance annuelle. A partir de 1998, il a fallu se contenter de travailler sur des estimations et force est de constater que les chiffres disponibles sont très divers. En interne, l’Institut national de la statistique (Ins) est parti du taux de croissance affiché parle Rgph en 1998 (3,3% par an)et, en lui affectant un taux de décélération relativement faible (3,1%), a annoncé une population de 21 395 000 pour2009.Or, pour la même année, l’université canadienne de Sherbrooke vient de proposer, dans une publication de juillet2013, le chiffre de 19 350 026,en s’appuyant sur des données de la Banque mondiale qui ralentissent plus sensiblement la croissance de la population, puisque le taux annuel diminue régulièrement jusqu’à atteindre 1,86% pour 2009. Ainsi, l’écart entre les estimations optimistes de l’Ins et celles probablement plus réalistes de la Banque mondiale reprises par les Canadiens tourne-t-il autour de 10%.L’exercice suivant partira donc des chiffres les plus bas, affectés des pourcentages à plus ou moins 5% pour les Ivoiriens et pour les électeurs. Pour 2013, l’université de Sherbrooke (données Banque mondiale) estime la population de Côte d’Ivoire à20 951 209 habitants. Il y aurait donc entre 5 180 920 et5 726 278 d’étrangers en Côte d’Ivoire (26,03 plus ou moins5%). Si l’on retire les 5,1 à 5,7 millions d’étrangers, il reste entre15 224 931 et 15 776 289 Ivoiriens en Côte d’Ivoire en 2013.Et combien d’électeurs, sachant que les plus de 18 ans représentaient 46,8% de la population ivoirienne en 1998 ?En affectant le correctif de –5% au chiffre le plus bas et +5% au chiffre le plus haut, on trouve une fourchette large allant de 6 769 004 à 7 752 468électeurs potentiels pour l’année 2013. On se rapproche ainsi des « cibles » fixées pour les opérations d’enrôlement. Certes, la Cei avait placé la barre un peu haut pour 2009(8 863 149 électeurs visés),mais l’Ins se situait dans une probabilité plus fiable(7 835 768) puisqu’il se tenait à un taux de croissance en faible décélération. On se souvient que le nombre des enrôlés en 2009 était de6 514 198, mais que les manipulations politico-démographiques en avaient écarté729 708 et ramené le nombre d’électeurs à 5 784 490 pour le scrutin présidentiel de 2010. Evidemment, on peut discuter les variables déterminantes :quel est le vrai taux annuel de croissance, quel est le vrai pourcentage des étrangers, quel est le vrai pourcentage des plus de 18 ans ? On attend donc avec impatience le lancement du prochain Rgph annoncé pour novembre 2013. Mais on se souvient que les résultats du Rgph 1998 n’ont été remis au Premier ministre de l’époque qu’en novembre2001. Il avait donc fallu trois années pour valider et consolider les chiffres sur lesquels il aurait fallu s’appuyer pour constituer les listes électorales, mais, à la date de publication du Rgph 1998, toutes les élections du mandat de Laurent Gbagbo étaient déjà passées (sauf les départementales qui ont d’ailleurs contribué à mettre le feu aux poudres).On peut craindre que le Rgph2013 ne soit pas utilisable pour l’élection de 2015, soit parce que ses résultats seront publiés trop tard, soit parce qu’il n’aura pas posé les bonnes questions. Il n’empêche que nul ne pourra contester le fait qu’il manque entre un et deux millions d’électeurs, et donc – l’arithmétique des « plus de 18 ans »est impitoyable – entre deux et quatre millions d’Ivoiriens qui ne sont pas encore répertoriés comme tels. Et ces estimations sont a minima, car nous avons travaillé sur les estimations les plus basses. On peut aussi, en refaisant tous les calculs ci-dessus à l’envers à partir du chiffre actuel des électeurs (5 784 490),aboutir au chiffre ridiculement bas de 12 234 446 Ivoiriens en Côte d’Ivoire en 2013,soit un taux de croissance moyen annuel de 0,5%. Pourtant, aucune épidémie grave n’a été constatée au cours des quinze dernières années et la crise n’a fait officiellement que3 000 morts. Nul doute que certains vont saisir les calculettes et jouer sur les trois variables applicables aux chiffres de base de 1998 (taux de croissance, pourcentage des étrangers, pourcentage des plus de18 ans). Mais il va bien falloir regarder la réalité en face. A force de se replier sur une conception étroite de l’identité nationale, à force de suspecter tous les habitants du nord de la Côte d’Ivoire d’être des étrangers, on court le risque de « rétrécir »le pays. Aussi bien démographiquement qu’intellectuellement.
PROFESSEUR ÉMÉRITE DE GÉOGRAPHIE POLITIQUE UNIVERSITÉ BORDEAUX 3ET LABORATOIRE LAM
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