Je suis un parfait ignorant en sport. Je l’admets. Ce que je vais écrire est donc l’opinion d’un profane, d’un lointain spectateur qui ne sait absolument rien des stratégies de conquête d’une balle ronde sur un terrain de football. Mais j’ai une question : comment fait-on pour supporter les Eléphants de Côte d’Ivoire ? Moi j’ai tout essayé, je me suis assis devant la télévision des voisins depuis mon enfance pour suivre tous les matches des Eléphants et j’ai toujours souffert. En 1992 à Dakar, tout notre peuple était tellement déçu des prestations de nos footballeurs depuis Côte d’Ivoire 84, que nous avions oublié que nous participions à la Can 92. Cette année-là, nous avons commencé à suivre notre équipe seulement quand elle est arrivée en quarts de finale. Au stade des demi-finales, le Président Félix Houphouët-Boigny a affrété des avions pour que de nombreux Ivoiriens, qui s’étaient détournés de la Can, aillent supporter les Ivoiriens à Dakar. Peut être parce que nous n’y avions pas mis notre cœur, les Eléphants ont eu un sursaut d’orgueil et nous ont ramené le trophée. Ce jour-là a été certainement le plus beau jour de la vie de beaucoup d’Ivoiriens. Depuis, notre équipe plane dans les incertitudes. Toujours donnée favorite mais jamais vainqueur. Plusieurs fois, nous sommes arrivés au bout des épreuves, avions la Coupe en poche, mais avons refusé d’y croire et avons retourné la Coupe amicalement aux équipes adverses. Certains pensent que c’est une malédiction qui frappe notre équipe, d’autres l’attribuent à la loi des séries, d’autres encore croient que les Eléphants doivent vaincre le signe indien (lequel?). Moi, je crois que nous sommes atteints du Syndrome de l’Imposteur, ce nouveau dysfonctionnement cérébral découvert par les psychologues. Les personnes atteintes du syndrome de l’imposteur ne croient jamais en leurs chances, sont résignées ; elles pensent que même quand elles font des prouesses, elles ne le méritent pas et qu’elles ont usurpé leur place et leur réputation aux autres. D’où le sentiment d’une permanente imposture. C’est le cas des Eléphants de Côte d’Ivoire. Même classée comme la première et meilleure équipe africaine par la Fifa depuis plusieurs mois, elle est à la traîne des espoirs. Joueurs, dirigeants, encadreurs sont si résignés, si dubitatifs de leurs propres capacités. L’équipe est composée de tous les meilleurs joueurs des plus grands championnats du monde. Leurs posters sont placardés dans les rues les plus prestigieuses des grandes capitales du monde. Les grands entraîneurs rêvent de les avoir dans leurs clubs respectifs ou leurs équipes nationales. Juste l’évocation de leurs noms fait trembler les équipes adverses. Et pourtant, réunis en équipe nationale, nos héros ne deviennent que des hommes de paille. Si un cuisinier ne peut pas assurer la combinaison harmonieuse des épices rares mis à sa disposition pour produire un bon repas, c’est que c’est lui qui a un problème. Comment fait-on pour supporter les Eléphants de Côte d’Ivoire sans risquer une crise cardiaque ? Jamais un match n’est facile ni évident pour nous, quelle que soit la qualité de l’adversaire. La réputation théorique ne se confirme jamais. Lorsque ce n’est pas une anonyme Zambie, notre David, qui nous terrasse sans coup férir, c’est le Nigéria réveillé de force qui nous humilie. Alors que les Brésiliens ont peur de nous rencontrer, nous nous aplatissons pour qu’ils nous marchent dessus. Qu’un Diego Maradona se réjouisse comme un enfant que l’Argentine batte la Côte d’Ivoire avec un seul but d’écart veut dire qu’il reconnaît la virtuelle dangerosité de notre équipe. Que le Roi Pelé analyse en 2010 que la Côte d’Ivoire peut aller en finale de la Coupe du Monde cette année-là devrait nous amener à croire en nous-mêmes. Et pourtant, le Syndrome de l’Imposteur pend à nos cous et nous empêche de transformer nos opportunités en occasions de joies nationales. Moi j’ai tout essayé, mais je ne trouve pas la recette. Aller au stade est impossible. Regarder la télévision me fait renverser les chaises et les personnes autour. J’ai donc décidé d’organiser mes missions et d’être dans l’avion chaque fois que la Côte d’Ivoire joue un match capital, mais là encore la torture est immense et l’avion du pilote devient plus lent qu’un vélo, avec toujours des déceptions à l’arrivée. J’ai décidé de faire comme de nombreux Ivoiriens, ne pas regarder les matches des Eléphants et les oublier. Mais il est pénible de faire semblant de ne pas aimer et mon ami Losséni Diabaté doit accepter mes coups de fil toutes les 3 minutes pour m’enquérir du score. Se battre jusqu’au dernier souffle Notre souffrance ne vient pas de ce que nous pouvons être battus par une équipe adverse. Il y a trois semaines, j’ai publié dans la Matinale de Fraternité Matin la chronique « Arrogants » dans laquelle je fustigeais les Ivoiriens qui croient qu’ils ne peuvent que faire des bouchées des équipes adverses. Non, notre souffrance ne vient pas de la peur de perdre(le sport, c’est aussi accepter de perdre), elle vient de la façon dont nous pouvons perdre. De mémoire de supporter, je ne me rappelle aucunement (peut-être suis-je amnésique) que les Eléphants soient une fois tombés les armes à la main. Nous perdons toujours sans nous battre, défait savant le coup de sifflet final, nonchalants, perdant nos duels, figeant notre jeu, courant sans conviction derrière le ballon. Nous n’avons pas le moral d’acier qui caractérise tous les vainqueurs du monde du sport. Le Cameroun, l’Egypte, le Nigéria et le Ghana ne sont jamais facilement vaincus. Ils se battent jusqu’au dernier souffle, mort dût-elle s’ensuivre. Ils fouillent la force dans leurs tripes, courent toutes leurs énergies, croient jusqu’au bout, foncent comme des taureaux, se débattent comme des anges. Lorsqu’ils perdent leurs matches, c’est qu’ils ont donné tout leur génie qui n’a pas marché. Avec eux, un match considéré comme facile d’avance devient facile. Les pronostics sur leurs chances deviennent presque toujours vrais. Il manque à la Côte d’Ivoire ce que les anglophones appellent le« killer instinct », cette capacité à transformer toutes opportunités en succès de façon rapide et sans doute. Il manque certainement aussi à nos joueurs, ce petit sens de la patrie qui les amènerait à se dire : « Si nous perdons ce match, que deviendra notre peuple qui est si mobilisé pour nous ? »ou encore : « Il faut que nous gagnions pour donner du bonheur à nos concitoyens, favoriser la réconciliation et changer l’image internationale de notre pays ».Si nos joueurs pouvaient imaginer la souffrance énorme qu’ils nous infligent, quand ils jouent avec tant d’hésitation !Nous n’avons pas été battus au Maroc le samedi 16 novembre parles Sénégalais, mais c’est comme si nous l’avions été. Les 90 minutes ont été jouées dans notre camp, tant et si bien que le gardien de but sénégalais s’ennuyant et se croyant devenu spectateur comme ceux des tribunes s’est laissé surprendre par une balle intruse dans ses poteaux. Nous sommes qualifiés pour la Coupe du Monde 2014 au Brésil, avec le mauvais arrière-goût que cette soirée du 16 novembre aurait pu être une soirée de deuil national. C’est pourquoi, à la différence des autres années où notre qualification a fait l’objet de manifestations joyeuses, nous sommes restés tristes. Si c’est ainsi que les Eléphants iront jouer au Brésil, qu’il cède la place à une autre équipe africaine plus battante, afin de ne pas causer encore une fois la mort de nombreux Ivoiriens par angoisse. Nous sommes trop morts et ça suffit ! Enfin, vous connaissez le karité ? C’est l’arbre qui produit le beurre aux vertus dites extraordinaires. Dans mon village, on dit que ceux qui le plantent ne goûtent jamais de son fruit, ils meurent avant les premières productions. C’est pourquoi il n’y a que les très vieux à qui l’on confie cet exercice. La vérité est que le karité met des décennies avant de produire. Peut être que nous qui avons mis notre foi dans les Eléphants et qui avons planté en eux les graines denos espoirs mourrons avant qu’ils ne nous donnent une première Coupe symbolique. Drogba, Yaya,Kalou, Gervinho et tous les autres, faites mentir cet adage !
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