Enjeux De l’Afrique En Mouvement Vers L’avenir

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Le philosophe allemand Hegel disait au 19ème siècle de l’Amérique  qu’elle était « le continent de l’avenir », en raison de l’extraordinaire profusion de possibilités d’actions et d’investissement que l’Amérique d’alors comportait. N’est-ce pas exactement ce qu’on peut dire aujourd’hui d’un continent africain propulsé à près de 5% de croissance économique moyenne ? L’Afrique [1] amorce cependant l’année 2014 dans un temps paradoxal. L’inversion extraordinaire du discours afro-pessimiste à travers le monde s’accompagne étrangement  de l’hésitation des peuples et  élites africains sur les valeurs fondatrices de leur ancrage dans le présent et l’avenir. Où ira l’Afrique ? Quelle boussole devrait-elle prendre pour trouver son orient ? Deux écoles, au 20ème siècle, avaient tenté de résoudre l’aventure ambigüe africaine en se fondant principalement sur deux couples d’oppositions : tradition/modernité d’une part ; Nord/ Sud d’autre part. Pourquoi ces oppositions auraient-elles soudain cessé d’être fonctionnelles ? Par quelles oppositions nouvelles pouvons-nous envisager un avenir africain à taille d’homme ? La présente tribune se veut une prospection à haute voix sur ces questions ultimes, qui déterminent, de mon point de vue, l’émergence d’une vision anthropolitique – à la fois anthropologique et politique – de l’Afrique du 21ème siècle.

On a tenté, à l’orée des temps coloniaux des 19ème et 20ème siècles, de penser l’Afrique à partir de l’opposition entre l’Afrique des forêts, savanes et campagnes, d’une part, et d’autre part, l’Afrique des villes dite occidentalisée ou moderne. La première était réputée obscure, impénétrable mystérieuse, travaillée par les croyances, mythes et rites des temps anciens, résolument vouée à la mort lente par abandon et décrépitude des ressources humaines qu’elle géra pendant des siècles. L’exode rural massif des populations africaines vers les villes, et notamment en ces villes, dans l’espace miséreux des bidonvilles semblait apporter comme une sanction fatale aux derniers défenseurs de l’âme noire. L’exode rural, la massification des populations dans les zones d’échanges entre le continent africain et l’économie-monde auraient, dans cette description manichéenne, achevé le rêve de repli de l’Afrique sur ses ombres. La seconde Afrique, celle de la civilisation occidentalisée, était supposée conquérir « l’art de élier le bois ou bois » dont parle le célèbre roman de Cheikh  Hamidou Kane[2], la technoscience qui donnerait à l’Afrique une respectabilité géostratégique permettant aux peuples colonisés du continent noir de tutoyer à leur tour les cimes du monde. Pourtant, le mythe d’une Afrique citadine, technocratique, moderne dernier cri, a lui aussi crevé tel un ballon de baudruche sur les murs rugueux du réel. L’acquisition de la science et de la technique s’est accompagnée en Afrique de nouveaux gâchis en ressources naturelles et humaines, la guerre technologique s’industrialisant même à travers le continent, où le Dieu-Kalachnikov aura malheureusement fait de trop nombreux émules. Mises bien souvent au service d’élites davantage attachées à la jouissance de l’Avoir du Pouvoir qu’à l’émergence de l’Etre humain par le Devoir, les forces décuplées de la science et de la technique importées de l’Occident ou promues à travers les nouveaux génies africains endogènes, ces forces, dis-je, se sont hélas encore souvent retournées contre les beaux rêves des Africains eux-mêmes. Les utopies savoureuses des chants de l’indépendance-cha-cha se sont ainsi muées en cauchemars éveillés.

Qu’a-t-on depuis lors compris ? Que l’opposition entre tradition et modernité, posée en termes manichéens par la pensée binaire et hâtive des bâtisseurs amateurs de l’Afrique devait passer, non pas entre l’Afrique des campagnes et celle des villes, mais entre la pensée naïve et la pensée critique. Autrement, tout ce qui est traditionnel n’est a priori, ni bon, ni mauvais. De même pour ce qui est dit moderne. C’est par le projet que l’humain se donne qu’il dégage ses héritages et assume ses aventures. Loin donc de se contenter d’une opposition stérile entre traditions et modernités africaines, c’est à une composition critique de l’Afrique du passé avec celle de l’avenir que le présent bien compris nous appelle. La présence de l’humain à l’existence suppose une activité assumée de libre recréation projective, comme on le voit notamment dans la formidable souplesse des arts africains, tels par exemple que les analyse le professeur Yacouba Konaté[3] qui y voit la mise en œuvre de la plasticité anthropologique africaine elle-même.

Or, le couple tradition/modernité s’épuisait-il un tant soit peu que déjà émergeait une second couple tout aussi mystificateur des âmes africaines : l’opposition entre le Nord et le Sud, elle-même en relation intime entre les deux figures de la Guerre Froide du 20ème siècle, l’Est communiste et l’Ouest capitaliste. Sommés de s’aligner, les pays africains préférèrent s’affilier parmi les Non-Alignés. Mais ce ne fut qu’une parade nominale. Dans le fond des choses, les nouveaux Etats-Nations étaient déchirés par la problématique de la relation aux grands pays industrialisés du monde, avec lesquels une dépendance technologique et économique évidente avait rétabli des relations de sujétion politique. On se tua allègrement en Afrique pour faire imposer tantôt l’idéal d’une Afrique autarcique, rebelle à toute injonction, comme la superbe audace d’un Lumumba devant le roi des Belges, ou le NON de la Guinée de Sékou Touré à la France en 1958 ; tantôt encore on se battit pour imposer a contrario l’idéal d’une Afrique fidèle à la leçon sempiternelle d’un Occident déterminé à demeurer la puissance tutélaire des jeunes Etats, et de l’intégrer comme subalternes dans l’économie-monde capitaliste. Les crises fratricides au sein des mouvements révolutionnaires africains doivent se lire à l’aune de cette géopolitique internationale ou les idéologies qui s’affrontaient se traduisaient en escarmouches entre leurs satellites. Mais que perdit-on encore dans cette montée en gamme des nationalismes-capitalistes et des nationalismes-marxisants africains s’affrontant sans fin tels des chiens de faïence ? La servilité néocoloniale et l’anticolonialisme dogmatique opérèrent ensemble une terrible confrontation à somme nulle. On manqua ainsi en Afrique une occasion inouïe d’émerger par soi-même, à travers une diplomatie multilatérale de nature, non seulement à neutraliser les puissances contraires par des propositions et contre-propositions équilibrantes, mais aussi à dégager un espace pour l’invention démocratique africaine elle-même.

Nous ne pouvons remettre à demain encore, l’heure du retroussage résolu de nos manches. Nos tâches générationnelles prennent un tour décisif si nous sortons de la pensée binaire et osons penser ternaire, pour dépasser nos contradictions par une saine exigence critique envers nous-mêmes d’abord, et les autres seulement ensuite. Le 21ème siècle africain, on l’aura compris, est donc manifestement à dévouer, non pas aux  binaires destructeurs, comme lors des deux siècles précédents, mais à un ternaire que nous proposons ici : Travail/Créativité/Démocratie. Par le travail rationnel et méthodique de leurs ressources humaines formidablement qualifiées, les nations africaines peuvent se solidariser autour de projets d’autonomisation écologique, agricole,  industrielle, économique et culturelle. Une transversalité de l’entreprise d’Etat et de l’entreprise privée africaine est désormais à la portée de nos mains. Nul besoin pour créer des richesses en Afrique, d’attendre quelque autorisation venue d’ailleurs. De même, la question monétaire – essentielle dans le procès de l’autonomie africaine- peut trouver dans ce latéralisme, une occasion nouvelle de se réinventer, à travers notamment le pluralisme des monnaies et la diversification des modes de paiement, qui favoriseront des capitalisations et des investissements absolument endogènes. Par la créativité des peuples et des élites, des solutions adaptées à l’environnement et aux possibilités africaines peuvent émerger dans les domaines de l’énergie, de l’eau, de la gestion de la biodiversité, du partage des ressources ou richesses vitales telles les terres arables . Par l’invention démocratique enfin, des institutions originales, instruites des errements d’ici et d’ailleurs, peuvent enfin encadrer les peuples et citoyens africains, dans un commun souci de transmettre sans plus tarder aux générations futures une union africaine toujours plus parfaite.

 C’est sans conteste dans cet horizon proactif d’une Afrique résolument en chantiers matériels et spirituels, comme l’illustre si bien la Côte d’Ivoire contemporaine, que doivent s’abreuver les nouveaux chevaliers de l’invention démocratique africaine. On ne saurait savoir ce qui précède, sans s’imposer de vouloir, d’oser, et pour les choses futiles,  de se taire.


[1] Le hors-série n°35 de l’Hebdomadaire International JEUNE AFRIQUE aborde la question : « L’Afrique en 2014, Toutes les clés pour comprendre les (r)évolutions du continent »

[2] L’aventure ambigüe

[3] Voir Autour de l’œuvre de Yacouba Konaté, Sous la direction de David Musa Soro, Editions Balafons, Abidjan, 2011

 

 

 

 Paris, France

 

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