Métamorphoses Parlementaires En Afrique Francophone : Les Apports Contemporains De Guillaume Soro – 1ère Partie

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Il y a des manières d’habiter certaines fonctions publiques qui en révèlent davantage le sens et la portée que par le passé. Elles montrent à ceux qui en doutaient que ce sont les institutions qui sont faites pour les hommes et non l’inverse. Ces manières originales, qui plus est, font émerger l’épaisseur des personnalités politiques qui campent, revalorisent, réinventent et propulsent les fonctions qu’elles occupent au rang des plus enviables dans une démocratie qui plus est émergente. N’a-t-on pas ici une occasion de vérifier à merveille, la thèse que j’ai défendue depuis  l’avènement du président Ouattara au pouvoir en décembre 2010, à savoir que la démocratie ivoirienne est un miroir parfait de l’Afrique francophone de ce 21ème siècle ? De longues heures passées à méditer sur l’approche de la fonction parlementaire incarnée par Guillaume Soro en Côte d’Ivoire m’ont convaincu de la nécessité d’en dégager des leçons pour nos jugeotes citoyennes. Il s’agira dans la présente  série de tribunes, de répondre précisément aux questions suivantes : 1) A quelle vision de la fonction parlementaire avons-nous été habitués en Afrique francophone depuis les indépendances des années 60 ? 2) Comment la Côte d’Ivoire contemporaine, et notamment l’action de Guillaume Soro, transforme-t-elle la vision classique du parlement en Afrique francophone ? 3) Quelles hypothèses institutionnelles africaines nouvelles émergent de cette révolution parlementaire à l’ivoirienne ?

I – Ancrage historique des parlements d’Afrique francophone

Les parlements africains contemporains viennent d’une longue histoire dont il faut se pénétrer pour percevoir les mouvements parfois imperceptibles des plaques tectoniques de la politique africaine. L’Afrique francophone actuelle est née de la décolonisation mise en œuvre entre la fin de la seconde guerre mondiale et 1960. Pour l’essentiel, la France a veillé, on le sait, à négocier avec les élites qui gèreraient ses ex-colonies devenues juridiquement souveraines, des accords de coopération privilégiées qui lui permettraient, globalement, de maintenir l’Afrique francophone dans sa sphère d’influence. Les peuples africains allaient passer de la tragédie coloniale à l’épreuve néocoloniale, où leurs propres élites seraient impliquées jusqu’au cou.  C’était de bonne guerre, dira-t-on,  pour une grande puissance qui émergeait difficilement de deux guerres mondiales qui l’avaient rudement opposée à son puissant voisin allemand.  Pour ne rien arranger pourtant, la situation était encore plus complexe. Car par ailleurs, dans un monde clivé par la Guerre Froide entre le monde capitaliste-libéral et le monde socialo-communiste dit progressiste, le positionnement des nouvelles élites politiques africaines dans la valse du monde était difficultueux. Se ranger dans le camp de l’Est, sous l’influence du parti communiste français, de l’Allemagne de l’Est, des Soviets et des Chinois, c’était se faire des ennemis chez les amis de Washington, de Paris, de Londres et de l’Allemagne de l’Ouest.  Et vice-versa. L’Afrique fut mise en demeure de choisir son camp, et ce ne fut pas sans conséquences sanglantes pour ses peuples et ses élites de tous bords. Des têtes tombèrent à foison, du Congo en Algérie, en passant par le Cameroun.

Dans le pré-carré de la France en particulier, les hommes de De Gaulle durent faire un choix radical : éliminer ou isoler systématiquement tous les leaders africains qui revendiquaient une indépendance radicale et totale envers la France, d’une part. D’autre part, soutenir ou renforcer le leadership africain pro-français, pour maintenir un environnement politique susceptible de garantir la vision géostratégique de la France, qui comptait de longue date sur ses bastions d’Afrique pour soutenir la consolidation de sa puissance internationale. On peut comprendre sous ce prisme, la différence des sorts qui furent réservés à un Ruben Um Nyobè au Cameroun, et à un Félix Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, tous à la tête du mouvement d’émancipation de leurs territoires. Le premier fut assassiné par l’armée française, sous les ordres de Pierre Mesmer. Le second fut adoubé à l’Elysée sous la bénédiction de Jacques Foccart. On peut aussi revoir sous cet angle, l’isolement de la Guinée-Conakry de Sékou Touré après son célèbre « NON » de 1958 à la coopération privilégiée avec la France. En fait, l’Hexagone, en s’appuyant ainsi sur l’Afrique francophone comme coussin en matières premières stratégiques, s’assurait une respectabilité aussi forte dans le bloc de l’Est que dans le bloc de l’Ouest, c’est-à-dire parmi les Cinq Grands du Conseil de Sécurité Permanent de l’ONU, lui-même issu des Accords de Yalta, à la fin de la seconde guerre mondiale, en 1945.

C’est ainsi que la plupart des ex-colonies françaises d’Afrique dont les élites étaient restées en étroite coopération avec la France furent accompagnées dans la mise en place des institutions des nouveaux Etats juridiquement indépendants. Certes, il faut se méfier d’une interprétation littérale du concept d’indépendance, car à strictement parler, la réalité humaine est celle de l’interdépendance, de l’individu à la famille, de la famille à la société, des sociétés  aux Etats, et de la planète au cosmos. On devrait donc parler d’autonomie politique, pour désigner ce que l’on met aujourd’hui encore dans le vocable généreux d’indépendance. Ce que les Etats d’Afrique francophone nouvellement affranchis de la tutelle coloniale formelle, peut donc relever du domaine, non pas vraiment de l’indépendance au sens radical du terme, mais d’une autonomie politique relative. Les Etats africains ne détenaient ni force de feu, ni système financier propre, ni ressources humaines qualifiées, ni hautes technologies pour l’industrialisation de leur système de production, ni organisations sous-régionales puissantes qui leur auraient éventuellement permis de compenser mutuellement leurs faiblesses. Contrairement aux grandes puissances en effet, qui détenaient les moyens absolus de leur autonomie politique, les frêles Etats issus du tunnel colonial étaient pour l’essentiel des manchots à qui l’on demandait de prendre leur courage à deux bras. La voie coopérative, au prix de guerres répressives se soldant parfois en centaines de milliers de morts, comme en Algérie et au Cameroun, sera donc le cadre dans lequel se déploieront le gros des Etats francophones d’Afrique. Ainsi hériteront-ils pour l’essentiel du cadre constitutionnel de la cinquième république française.

Dans un régime présidentialiste imaginé sous la houlette du Général Charles de Gaulle, la constitution de la cinquième république française, dont la plupart des constitutions francophones sont des décalques quasi absolus,  concentre les pouvoirs entre les mains du Chef de l’Etat, le président de la République, chef de l’exécutif, qui a naturellement prééminence sur l’essentiel des décisions de souveraineté prises en France. Elu au suffrage universel, il a toute la légitimité nécessaire pour nommer la premier ministre au sein de la majorité victorieuse aux législatives, y compris dans le cas où cette majorité est issue de l’opposition politique. Il conserve, même en contexte de cohabitation le contrôle de la politique étrangère et des forces armées, gérant dans son palais, un véritable super-gouvernement rassemblé autour du Secrétaire Général de la Présidence de la République. Se souvient-on des raisons pour lesquelles le Général de Gaulle a impulsé le passage de la 4ème à la 5ème république françaises ? Dans une conférence de presse célèbre donnée par De Gaulle le 31 janvier 1964, il déclara opportunément :

Je vous répondrai qu’une Constitution, c’est un esprit, des institutions, une pratique. Pour ce qui est de la nôtre, son esprit procède de la nécessité d’assurer aux Pouvoirs publics l’efficacité, la stabilité et la responsabilité dont ils manquaient organiquement sous la troisième et la quatrième République.[1]

Parce qu’elles cédaient le pas à un parlementarisme stérilisant l’action publique dans des disputes de chapelles idéologiques et de notabilités prébendières, les constitutions de la 4ème et de la 3ème républiques françaises furent donc récusées par le référendum gaullien de 1958. Comment  cet esprit de la cinquième république française pouvait-il être implanté via les copies constitutionnelles venues de l’Elysée en Afrique francophone décolonisée ? Je tiens pour la plus grave erreur des politiques de tous bords, dans la phase coopérative franco-africaine des Indépendances, le placage de la constitution de la 5ème république française aux jeunes Etats africains francophones qui avaient pourtant une historicité propre susceptible d’inspirer un texte fondamental aussi moderne que la constitution de De Gaulle l’était pour la France de 1958. On transféra donc tout naturellement ainsi en Afrique francophone, le présidentialisme à la française. On sous-estima la désarticulation de la chose publique qui en résulterait. Comment gouverner des citoyens libres avec une loi fondamentale qui n’exprimait pas leur propre rêve de modernité ? L’esprit des nouvelles nations africaines n’inspira ni leurs institutions, ni leur pratique politiques. Ce transfert fut en outre une faute historique. Les peuples africains avaient besoin de démocratie, de toute urgence. Ils avaient besoin de pluralisme. C’est certain. Mais ils avaient besoin d’une démocratisation et d’un pluralisme qui épouseraient leurs aspirations les plus légitimes : sortir du féodalisme et de la colonialité, industrialiser les secteurs primaires des économies, faire émerger des véritables système de sécurité sociale, piloter monétairement leurs propres systèmes économiques, former des élites compétentes, mettre en place des mécanismes de justices équitables et solides contre les barbaries de la tribu, de la religion, de la force militaire brute, de l’imprévision obscurantiste, toutes ignominies qu’ils avaient largement expérimentées.  

Mais il y eut pire. La tropicalisation de la constitution française en Afrique francophone s’accompagna de sa perversion instrumentale par l’élite politique africaine, déterminée à tirer de cette tutelle toutes les bonnes raisons, d’échapper, non pas au parlementarisme que redoutait De Gaulle, mais tout simplement au pluralisme démocratique que la France n’avait pourtant pas aboli chez elle. De Gaulle redoutait le pouvoir des chefaillons de partis et voulait un système politique qui assure au gouvernement une majorité suffisante pour agir, avec bien sûr la primauté du Président de la République, placé en véritable monarque républicain. Les chefs d’Etat africains, héritant dans le cadre de le coopération franco-africaine de la gestion des nouveaux Etats interprétèrent la haine du parlementarisme comme étant celle du tribalisme. On sacrifia ainsi en Afrique francophone l’espérance parlementaire que la constitution gaullienne ne démolissait pas, mais encadrait par une théorie de la majorité stable. Les chefs de partis africains furent traités comme des chefs de tribus qui voulaient rivaliser avec la tribu du Chef de l’Etat, laquelle fut dès lors présentée comme la cheftaine des tribus. La constitution française de 1958 fut interprétée en un sens hyper-jacobin en Afrique, de telle sorte que dès la moitié des années 60, la plupart des régimes d’Afrique francophone avaient aboli de droit ou de fait le multipartisme, au nom de la nouvelle religion d’Etat : l’unité nationale à tous prix. L’efficacité, la stabilité et la responsabilité chères à De Gaulle en France, furent transformées en Afrique francophone en raison de faire taire toutes les voix dissonantes dans les rangs. Un opposant politique, dans ce contexte, devenait en Afrique francophone un trublion, un vendu, un ennemi de la paix, un renégat à la solde de l’Etranger, un tribaliste revanchard, un traître à la patrie, un mime du pluralisme démocratique à l’occidentale, un rêveur, etc.

Les parlements d’Afrique francophone ont donc presque tous grandis dans l’ambiance unanimiste et paresseuse du parti unique et sous la dictée de Chefs d’Etat qui se dressaient tels des prophètes, guides éternels et infaillibles de leurs nations. Au nom du mythe de l’unité nationale et de la paix sous l’égide des grands timoniers nationaux, arguments sans cesse brandis pour faire taire toute opposition, on brisa l’éveil parlementaire africain qui avait pourtant été amorcé et avait foisonné dans la période allant de 1945 à 1960. Sous couvert de lutte contre le tribalisme, on étouffa la compétition nécessaire, dans une société à constitution démocratique et pluraliste, des visions de la nation. On étouffa le devoir de formation critique de l’esprit des citoyens qui incombait dès les indépendances aux gouvernements, aux partis politiques, aux institutions éducatives publiques et privées, tout comme à la coopération politico-culturelle internationale. Dans cette politique unanimiste et absolutiste, les parlements d’Afrique francophone se réduisirent comme peau de chagrin à une pure et simple fonction de redistribution des avantages régaliens de l’Etat. Issus de partis uniques dans la période allant de 1960 à 1990, les députés seront davantage choisis par leur parti qu’élus, en obligation d’allégeance permanente envers le chef de l’Etat, président naturel du parti. De là ; l’image africaine fort connue du parlement-croupion, caisse de résonance, caisse d’enregistrement des volontés présidentielles,  assemblée formaliste de jouisseurs régaliens, etc. Dans une telle logique enfin, la fonction de député paraissait comme une voie de garage politique, un pis-aller en attendant une nomination ministérielle, un minimum de participation autorisée au gâteau national. Les députés de l’ère monopartisane africaine, héritiers d’une interprétation africanisante et perverse de la constitution gaullienne d’octobre 1958, seront souvent reconnaissables à leur bedaine respectable, parfois à leur extraordinaire carnet d’adresses,  au train de vie rutilant que l’Etat leur offre, et à la spontanéité obséquieuse avec laquelle ils chantent les louanges du Guide de leur nation.

Or, en cette période qui fait suite à la restauration du pluralisme politique dans l’Afrique francophone des années 90, y a-t-il émergence d’un nouveau paradigme parlementaire à travers ces pays autrefois placés sous la chape de plomb présidentialiste d’une constitution française africanisée et pervertie en monolithisme ?  

Affaire à suivre dans la deuxième partie de la présente réflexion qui s’intitulera « Nouvelles métamorphoses parlementaires : les apports décisifs de Guillaume Soro ».

 

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