[Enquête] Côte d’Ivoire : sur la piste des narcotrafiquants entre Abidjan et San Pedro.

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C’est l’affaire dont tout le monde parle depuis quatre mois sur les bords de la lagune Ébrié : le démantèlement d’un réseau de trafic de drogue a révélé l’implication présumée de plusieurs hommes d’affaires bien connus sur la place d’Abidjan. JA a mené l’enquête. Éléments exclusifs.

La grande horloge de l’Hôtel du district du Plateau, à Abidjan, affiche 11 heures pétantes. Le lieu a une certaine importance dans l’histoire de la Côte d’Ivoire. C’est devant ce bâtiment moderne fait de béton bouchardé et paré de galets de quartz ocre que Félix Houphouët-Boigny proclama l’indépendance du pays le 7 août 1960. Ce lundi 27 juin 2022, on s’affaire sur le parvis. Une importante délégation pénètre dans la salle de conférence. Elle affiche complet. À l’occasion de la 35e édition de la Journée internationale de lutte contre l’abus et le trafic de drogue en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (Onudc) lance son rapport mondial annuel. À la tribune, le ministre ivoirien de l’Intérieur et de la Sécurité, Diomandé Vagondo, n’y va pas par quatre chemins. « Notre pays est malheureusement en passe de devenir une forte zone de transit », lance ce fidèle d’Alassane Ouattara, vêtu d’un costume bleu pétrole. Les mots du ministre résonnent particulièrement : depuis bientôt deux mois, Abidjan est secouée par le démantèlement d’un vaste réseau de trafiquants de drogue

dont les ramifications s’étendent jusqu’au Liban, en Espagne, en Italie et en Colombie. 

La prostituée et le cuisinier  

Les grosses saisies de drogue sont souvent le fruit de longues enquêtes. Des filatures sont organisées, les trafiquants sont placés sur écoute téléphonique. Il faut aussi parfois compter sur une bonne dose de hasard. Le 15 avril, aux premières lueurs du jour, les habitants du quartier Sapim, dans la commune de Koumassi, sont interpellés par une jeune passante.

Hagarde, très troublée et le visage amoché, elle raconte être prostituée et avoir passé la nuit dans la maison d’un hispanique. Une nuit bien agitée. L’appétit sexuel semble-t-il décuplé par la forte dose de cocaïne consommée, le gaillard en question s’est acharné sur elle pendant des heures. Il a même tenté de la forcer à prendre de la drogue. Mécontent d’essuyer un refus, il a passé ses nerfs sur elle, avant de la mettre à la porte sans ménagement, sans même la payer.

Lorsque les hommes du commissariat de police du 20e arrondissement de Koumassi arrivent sur les lieux, ils trouvent porte close. Après en avoir informé le procureur de la République, Richard Adou, ils décident de forcer l’entrée. L’occupant, un Colombien, est particulièrement excité. Il faut le maîtriser. 

Dans le salon, les policiers tombent sur une cinquantaine de pains de cocaïne, d’environ 1,5 kilo chacun. Les hommes de la Direction de la police des stupéfiants et des drogues (DPSD) prennent alors le relais, fouillent de fond en comble la maison et découvrent dans la cave une cargaison encore plus importante de drogue, du matériel servant à son conditionnement, et des passeports.  

Le Colombien est interpellé. Il ne s’exprime ni en français ni en anglais. Avec l’aide d’un traducteur, l’homme raconte finalement être arrivé en Côte d’Ivoire il y a un mois et demi, être employé pour garder et assurer l’entretien de la maison – louée 200 000 F CFA (environ 300 euros) par mois. Le tout pour un salaire mensuel de 1 200 euros. Il assure par ailleurs ne pas connaître l’identité de ses employeurs. Son téléphone est saisi. Son répertoire a la particularité de ne contenir que huit numéros. L’un d’eux est espagnol. « À qui appartient-il ? » demandent les policiers. « À un Espagnol qui se trouve en Espagne », répond le Colombien. Manque de chance pour lui, le numéro est localisé à San Pedro, la ville de l’Ouest qui abrite le deuxième port du pays, et son propriétaire est connu par la maréchaussée de la ville. 

Il se nomme Miguel Angel Devesa Mera, habite dans le quartier Balmer, niché sur le bord de mer.

« Air Cocaïne »

À 51 ans, c’est une figure confirmée du trafic de drogue. Connecté avec la mafia galicienne, région d’Espagne d’où il est originaire, il a passé plusieurs années en prison à Bamako, au début des années 2010. Accusé d’avoir assassiné l’un de ses associés dans d’atroces circonstances, il a ensuite été suspecté d’être l’un des rouages du scandale « Air cocaïne », du nom de cet avion ayant atterri en 2009 dans le nord du Mali avec de la cocaïne à bord. Son avocat parvient à faire annuler la procédure et il est finalement libéré en août 2012. Miguel Angel Devesa Mera végète ensuite encore quelques années à Bamako. Il atterrit à Abidjan en 2020, officiellement comme directeur financier d’une entreprise de vente d’oxygène médical et de glace alimentaire.   

Il est absent lorsque sa maison de San Pedro est perquisitionnée, le 21 avril. À l’intérieur, la police procède à une nouvelle saisie : 1 650 plaquettes, soit 1,8 tonne de cocaïne. 

Au total, en Côte d’Ivoire, le bilan s’élève à 2,057 tonnes pour une somme estimée à 41,1 milliards de F CF

Grâce à l’analyse des téléphones, les arrestations se succèdent à Abidjan comme à San Pedro. Une vingtaine de personnes sont appréhendées. Elles sont de nationalité ivoirienne, portugaise, espagnole, marocaine, colombienne. Toutes sont soupçonnées de faire partie d’un important réseau de trafic de drogue opérant en Afrique de l’Ouest et se servant de la Côte d’Ivoire comme d’une zone de transit entre l’Amérique du Sud, précisément le Paraguay, et l’Europe. Acheminée par bateau ou par avion, la drogue est ensuite transférée en petites quantités au Sahel, avant d’être exportée. 

Selon la police espagnole, entre 50 et 60 tonnes de cocaïne passeraient par cette voie chaque année.  

Miguel Angel Devesa Mera est intercepté à son domicile de la huppée station balnéaire d’Assinie alors qu’il tentait de prendre la mer avec sa femme, ses enfants et sa mère. Avec Picabea Carnes Aitor, un compatriote, il est accusé d’être le principal cerveau du réseau. Comme JA l’a révélé, parmi ses lieutenants figurent Gustavo Alberto Valencia Sepulveda, de nationalité colombienne, interpellé à Koumassi, et José Maria Muniz Cadabal, un Espagnol de 47 ans présent depuis plusieurs années en Côte d’Ivoire, où il avait ouvert une école de commerce. Ce dernier est connu sous le pseudonyme de « Virus » par les services français et espagnols. Avec Picabea Carnes Aitor, ils furent impliqués, le 1er décembre 2021, dans une rocambolesque tentative de transbordement de drogue au large du Golfe de Guinée.  

Ce jour-là, La Civelle, une embarcation appartenant à la société de Devesa Mera, tombe en panne à 300 miles nautiques des côtes ghanéennes. 

L’équipage espagnol lance un appel de détresse à son ambassade en Côte d’Ivoire qui contacte un pétrolier croisant non loin. Un dépannage d’urgence est lancé. Pourtant, malgré cette situation délicate, les membres de l’équipage se montrent d’abord réticents à laisser monter les secours à bord, puis refusent qu’ils accèdent à la salle des machines. Le pétrolier décide de rebrousser chemin.

C’est finalement sur une embarcation de pêcheurs que l’équipage parvient à rejoindre la côte ghanéenne, abandonnant La Civelle. Arrivés sur la terre ferme, ils sont interrogés par la police, qui les relâche, faute de preuves. « Nous les soupçonnons d’être parvenus à récupérer la cargaison plus tard », explique une source policière ivoirienne.   

Boom de la blanche

Combien de bateaux réussissent chaque année à décharger leur cargaison de drogue sur les côtes ivoiriennes ? Les autorités parviennent, ici et là, à réaliser de belles saisies. En février 2020, 411 kilogrammes de cocaïne – pour une valeur estimée à 40 millions de dollars – sont découverts par la marine ivoirienne à bord d’une pirogue naviguant à l’entrée du canal de Vidri.  

La drogue a été récupérée au large, sur un voilier pisté par le Centre opérationnel d’analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants (MAOC-N). Elle devait ensuite être convoyée dans un village de pêcheurs ghanéens jouxtant le port d’Abidjan.

La cocaïne est stockée par les autorités au sein de la base navale en attendant sa destruction. Le lendemain, au petit matin, la marine repère une embarcation légère rôdant aux alentours. Interrogées, les deux personnes présentes à son bord affirment faire du repérage en vue de l’acquisition d’un bien immobilier. « Il s’agissait plus vraisemblablement de complices qui voulaient voir si la cargaison était récupérable », estime une source proche des renseignements français.   

L’épisode pose la question des complicités locales. Si la Côte d’Ivoire est en passe de devenir une zone de transit, comme le concède Vagondo Diomandé, les narcotrafiquants bénéficient forcément de couvertures. Jusqu’à quel niveau ? Selon différentes sources sécuritaires françaises, le Groupement aérien de transport et de liaison (GATL), dont la base est mitoyenne de l’aéroport, a été utilisé à plusieurs reprises, ces dernières années, pour entreposer d’importantes quantités de drogue. Des avions faisaient également escale dans ses installations.   

À Abidjan, la poudre blanche est un sujet de discussion récurrent. Sa consommation locale, notamment au sein de la haute société, a fortement augmenté ces dernières années, sans qu’on puisse exactement la quantifier. Le boom de l’immobilier est suspecté de servir à blanchir de l’argent. La présence d’immeubles vides pouvant servir à couvrir des loyers fictifs attire l’attention. 

La Grande Loge

Et c’est sur cette piste que l’enquête entamée en avril se poursuit. Au début de juin, plusieurs policiers ivoiriens se rendent à Lyon, au siège d’Interpol. L’organisation internationale à été sollicitée par le directeur générale de la police ivoirienne Youssouf Kouyaté. Autour de la table, des policiers italiens, colombiens, espagnols, français, ainsi que des agents de la Drug Enforcement Administration (DEA), l’agence fédérale américaine de lutte contre la drogue. Lors des discussions, les officiers ivoiriens apprennent notamment que l’individu interpellé dans la maison de Koumassi est recherché en Colombie pour trafic. 

Selon nos informations, une liste de huit numéros de téléphone de personnes susceptibles d’être impliquées dans ce vaste trafic leur est également communiquée par la police italienne Parmi eux figurent ceux d’hommes d’affaires bien connus sur la place d’Abidjan. Richard Ghorayeb, Dominique Henri Amata, Hussein Taan et Morizio Coco.    

Ivoiro-Libanais très proche de certaines hautes sphères politiques, le premier est propriétaire d’une entreprise de transport de produits pétroliers héritée de son père. Il a notamment pour client un important trader de la place. Installé de longue date en Côte d’Ivoire, le Français Dominique Henri Amata dirige plusieurs sociétés (dont l’entreprise de sécurité 911). Il est également associé dans l’hôtellerie et les loisirs avec un autre homme d’affaires, Renaud Chauvin, qui possède la très prisée Maison d’Akoula, à Assinie. Les deux hommes détiennent également une société commercialisant les vins Châteaux de France et certaines liqueurs.

Éminents membres de la Grande Loge de Côte d’Ivoire (GLCI), tous deux sont issus de la loge des princes d’Assinie, fondée par Alain-Richard Donwahi, ancien ministre de la Défense, puis des Eaux et Forêts, aujourd’hui président de la COP 15 de la Convention des Nations unies pour la lutte contre la désertification. Ils ont été suqpendus de la loge à titre conservatoire.

Franco-Ivoirien d’origine libanaise, Hussein Taan est, lui, le gérant de l’enseigne de pâtisserie Des gâteaux et du pain, fondée par son père en 2008. Enfin, l’Italien Maurizio Coco est ingénieur en bâtiment.   

Convoqués par la police fin mai, Ghorayeb et Taan se sont présentés à la préfecture de police. Coco et Amata ont quant à eux été interpellés, le deuxième alors qu’il allait embarquer dans un avion de la Royal Air Maroc (RAM), officiellement pour rejoindre sa femme, marocaine, en vacances. Bien que présumés innocents, tous sont depuis en détention préventive pour des charges de trafic de stupéfiants, de blanchiment et de recel. 

« Spaghetti connection »

Les premiers éléments de l’enquête n’ont pas permis d’établir de liens directs entre ce groupe et le réseau espagnol et sud-américain démantelé. En revanche, leurs téléphones ont régulièrement borné au même endroit. Le cellulaire de l’un d’entre eux a par exemple été localisé le 11 mars à 14h02 à proximité d’une employée ivoirienne de Miguel Angel Devesa Mera.

Surtout, tous semblent être liés de près ou de loin à l’une des trois personnes encore recherchées par les autorités ivoiriennes, l’Italien Bartolo Bruzzaniti. Ce dernier n’a pas été signalé sur le territoire ivoirien depuis mars. Selon nos informations, il a pris la direction de l’Italie après un long séjour au Sud-Liban. Son père et son frère, qui résident à Abidjan, n’ont pas été inquiétés.   

Implantée dans le nord de l’Italie, la famille Bruzzaniti est connue pour être l’un des clans historiques de la ’Ndrangheta, la mafia calabraise, parmi les plus puissantes au monde, et 350 de ses membres sont jugés depuis janvier 2021. 

Le rôle de la ’Ndrangheta avait déjà été évoqué, en juin 2019, lors de la dernière grosse saisie de drogue en Côte d’Ivoire. Un réseau international surnommé la « Spaghetti connection » avait alors été démantelé.   

Âgé de 46 ans, Bartolo était déjà sur la liste des suspects mais n’avait pas été inquiété, faute de preuves. Ses biens avaient néanmoins été gelés par la justice italienne en 2020. À Abidjan, son frère Antonio s’est associé avec Maurizio Coco dans une entreprise de construction, Italia Construction, soupçonnée d’être utilisée pour blanchir l’argent du trafic. Cette entreprise devait bientôt entamer l’édification d’une maison pour le compte d’Hussein Taan dans le quartier de la Riviera Golf, sur un terrain acheté il y a huit ans par son père. La défense d’Hussein Taan confirme ces informations mais précise que ce dernier avait, à cette occasion, souscrit un prêt de 400 millions de F CFA auprès d’Orabank. « Le terrain a pour le moment simplement été déblayé », précise une source proche de la famille. Bartolo Bruzzaniti et Hussein Taan s’étaient rencontrés il y a quelques années alors que le premier venait de vendre une usine d’huile de palme.

En avril 2015, Hussein Taan s’associe avec un autre Italien, Giacomo Monastero, pour créer la société Pasta e Pizza. Ce dernier revend ses parts à Bartolo Bruzzaniti un an plus tard. Bartolo et son frère, Antonio, possèdent à eux deux 45 % des parts de l’entreprise. « Hussein Taan n’avait pas connaissance des faits reprochés à son associé. Il conteste toutes les accusations formulées à son encontre. Son dossier est vide », affirme à JA son avocat.  

Le nom de Richard Ghorayeb était également apparu lors de l’enquête sur la Spaghetti Connection. Il aurait notamment tenté d’intercéder en faveur d’une des personnes arrêtées. « Richard aime rendre des services, mais il n’a pas le profil d’un trafiquant de drogue. Il ne vit pas dans le luxe, possède la même voiture depuis des années », assure l’un de ses vieux amis.  

Suivie avec une attention particulière par la communauté internationale, l’enquête se poursuit. Elle doit notamment permettre d’établir les liens précis entre tous ces acteurs, et les possibles connexions entre le réseau démantelé en juin 2019 et les personnes arrêtées récemment. « Les deux réseaux s’entremêlent », assure une source policière ivoirienne. 

« Pour le moment, il n’y a pas assez de preuves pour l’assurer avec certitude », nuance une autre source proche de l’enquête.

Le dossier est instruit par les services du procureur Richard Adou, du tribunal d’Abidjan-Plateau, ainsi que par ceux de Blanche Essoh-Abanet, présidente du Pôle pénal économique et financier. 

Selon nos informations, cette dernière a émis une commission rogatoire afin d’effectuer une enquête de patrimoine sur les individus suspectés. Richard Ghorayeb, Dominique Henri Amata, Hussein Taan et Maurizio Coco doivent être auditionnés prochainement. En attendant, ils croupissent en détention préventive à la Maca, dans une aile différente et sans contact avec le réseau de trafiquants espagnols. L’affaire dont tout le monde parle à Abidjan est loin d’avoir livré tous ses secrets.

Auteur : Vincent Duhem

Source : Jeune Afrique

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