Les Frères Musulmans Ou Le Complexe Du Martyr

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La guerre civile n’aura pas lieu en Egypte, contrairement à ce que croyaient pouvoir affirmer certains médias, au cœur de la fulgurante campagne d’éradication des Frères Musulmans, qui aura nourri cet été du chiffre de ses morts et de l’intensité de ses rebondissements. La Confrérie se réduit comme peau de chagrin et la faiblesse de ses soutiens, enfuis dès longtemps, en fait un mouvement désormais minoritaire. Le peuple égyptien fait confiance à son armée pour réduire en miettes un mouvement politique qui n’a joué le jeu de la démocratie que pour mieux asseoir son pouvoir et tenter l’islamisation de l’Egypte.

Sans pour autant se plaindre véritablement de son sort, la Confrérie semble étrangement s’y complaire. Voilà qu’elle retrouve les joies de la clandestinité, qu’elle n’avait quittée qu’un très court moment, le temps de mettre sur le trône égyptien un président inconsistant et un pouvoir incompétent. Cette parenthèse désastreuse terminée, la Confrérie retrouve l’univers de la marge, pour lequel elle est faite et programmée, depuis l’époque de son fondateur. Les Frères Musulmans ne sont à leur place et à leur aise que dans la marginalité et le martyr. Ils viennent de retrouver leur terrain de prédilection : l’action violente et la victimisation. Ce doit être un quasi soulagement, pour eux, que cette marginalité retrouvée. Elle est leur identité et leur voie. Nous aimerions analyser ici les conditions et les stratégies d’un retour des Frères Musulmans au complexe du martyr.

I. Rappel des faits : une Confrérie ravagée

Rappelons, tout d’abord, les faits, afin de mesurer l’extraordinaire retournement de fortune subi par cette Confrérie, qui a entamé, en un éclair, son retour au souterrain après avoir humé l’air des cimes. Les rangs des Frères, essaimés et décimés, viennent, en effet, d’être réduits au rôle anecdotique de figurants, par la foudroyante armée d’Al Sissi. Les Messieurs Catastrophe de la politique égyptienne se sont vite changés, d’un point de vue politique, en pâles ectoplasmes.

En arrêtant Mohamed Badie, le 20 août dernier, l’armée a donné le coup de grâce au mouvement des Frères Musulmans, qui se relèvera difficilement de cet épisode punitif : il a perdu la majorité de ses soutiens et de ses alliés nationaux et internationaux, n’a plus ni président ni Guide Suprême. En outre, ils continuent à susciter la méfiance parmi le peuple égyptien ; en témoigne cette réaction vive face à la mort de vingt-cinq policiers dans le Sinaï, le 19 août dernier, qui a profondément ému l’opinion publique égyptienne, en majorité acquise à son armée et qui ne considère désormais la Confrérie que comme un mouvement terroriste et radical. A ce propos, la campagne télévisuelle « L’Egypte contre le terrorisme » semble avoir porté ses fruits, tant la défiance du peuple pour les Frères s’est accrue.

Que reste-t-il aux Frères ? Un bien étroit espace politique, à vrai dire. Le premier ministre Hazem El-Beblaoui s’est refusé dernièrement à interdire la Confrérie : « Dissoudre le parti ou le groupe n’est pas la solution […], il est préférable pour nous de  [le] surveiller dans le cadre d’une action politique ». Ce serait en effet leur réserver un bien trop beau rôle que de les laisser continuer à nous tirer péniblement les larmes, avec leurs mauvais mélodrames. Quoi de mieux, pour éteindre à petit feu un mouvement politique indésirable, que de le réduire à de la figuration et de le reléguer au décor, dans une lente agonie publique ? L’objectif des généraux, à travers cette décision, paraît être de neutraliser et désarmer la Confrérie, d’un point de vue physique et militaire, tout en la réduisant, d’un point de vue politique, à la pâleur de sa vitrine, le PLJ. Les circonscrire au plus près, afin de les rendre inoffensifs, sans leur faire le plaisir de leur offrir le beau rôle de victime : d’une pierre, deux coups.

Défaite médiatique, défaite politique, défaite militaire : les Frères Musulmans ont déjà perdu la guerre qui les oppose à la fermeté militariste.

II. Discours et stratégies : le martyr et le diplomate

Cette cuisante défaite favorise et nourrit ce que j’appelle volontiers un complexe du martyr. En refusant tout compromis et toute négociation, en provoquant les forces de sûreté, en perpétrant des attentats contre des églises coptes, les Frères Musulmans nourrissent leur nouvelle marginalité. Ils tisonnent et retisonnent leur propre bûcher. Stratégie ? Peut-être bien, mais stratégie du désespoir, stratégie de qui n’a plus rien à perdre, stratégie du martyr.

Avant son évacuation, à la mosquée d’Al Fath, fief des Frères, les prêches n’étaient qu’anathèmes, martyrologes et malédictions. Salah Sultan, vice-ministre des affaires islamiques du président déchu, y expliquait la limpide ligne de conduite de ces fanatiques fagotés en hommes politiques, en interpellant le journaliste du Monde qui l’interrogeait : « Notre but est d’être martyrs, au nom de Dieu. Avez-vous peur de la mort ? Pas nous. » Depuis Hassan El Banna, premier martyr de l’histoire de la Confrérie, jusqu’à Mohamed Morsi, prêt à payer de sa vie sa « légitimité », juste avant d’être destitué, l’héroïsme du martyre est sur toutes les lèvres des Frères.

Voilà, en effet, le nerf de leur discours : la pensée du martyre religieux comme ultime arme politique et spirituelle. Un tel complexe du martyr repose donc philosophiquement sur un mépris stoïque de la mort. Ce que ne dit pas Sultan, c’est que cette logique du martyre est tout autant un mépris de la vie, et – c’est là le plus grave – un mépris de la vie d’autrui. A cet égard, et compte tenu de ce complaisant complexe du martyr, il est étonnant que les puissances occidentales se précipitent pour plaindre les morts de la Confrérie. Doit-on plaindre la mort de ceux qui ne respectent ni la vie des autres, ni la leur ? Qui se précipitent dans la mort comme moutons de Panurge, croyant se réserver au paradis le salut de leur âme, agrémenté d’un quota pré-négocié de houris ?

Dans leurs discours apparaissent également de nouvelles façons de nommer l’histoire. Par leurs soins, le jour de la prière a été tour à tour baptisé  « Vendredi de la colère » (16 août), puis « Vendredi des martyrs » (23 août), comme s’ils cherchaient à donner désespérément un poids historique solennel à des manifestations de moins en moins suivies et qui se révèlent de plus en plus poussives, tant les agitateurs de foule peinent à mobiliser et ahanent, à bout de souffle, à la recherche de partisans et de sympathisants.

« Des rivières de sang vont irriguer l’arbre de la liberté », proclament haut et fort les dignitaires de la Confrérie, dans de récents discours. Il n’est pas sûr, à vrai dire, que le sang des fossoyeurs de la liberté égyptienne constitue un engrais de qualité pour l’arborescence démocratique… Mais ce larcin rhétorique fait au lyrisme révolutionnaire confirme au moins le bas-les-masques de la Confrérie. Il ne s’agit plus d’exprimer son opinion et de proposer des réformes, il s’agit de verser le sang, tous les sangs. L’avènement d’un régime islamique ne passe plus par les urnes mais par le sabre et le djihad.

Les affrontements des dernières semaines auront  donc eu le mérite de renvoyer la Confrérie à son noyau idéologique originel. Observons les foules des manifestants pro-Morsi  : on y constate le retour du symbole des sabres croisés et du bandeau d’un noir d’encre portant le mot djihad. La Confrérie, dans la majorité de ses rangs, a délaissé l’image de la poignée de terre fertile pour renouer avec la politique des sabres croisés[1].

Les contradictions du martyr atteignent leur comble lorsque l’on entend que les Frères Musulmans partent en guerre sainte au nom de la démocratie, concept qu’ils haïssent et qu’ils piétinent constamment. Les Frères Musulmans n’aiment pas la démocratie, ils n’aiment que le pouvoir. Ils l’ont assez démontré.

Il reste néanmoins quelques voix, au sein même de leurs rangs, pour refuser la posture du martyr au profit de celle du diplomate. Hissan Abd El Rahman porte-parole des « Frères musulmans sans violence », nouveau-né au sein de la mouvance de la Confrérie, critique vertement le jusqu’au-boutisme sanglant de la ligne dure. Il réunissait dernièrement des signatures pour chasser les responsables du désastre de l’été 2013 (Badie et les autres).

Mais un tel discours, qui se veut pacifiste, n’est plus guère audible dans la cacophonie belliqueuse des militants ; ce n’est que discours de loups déguisés en agneaux. Il se heurte surtout à deux obstacles : le premier, l’intransigeance des dirigeants, décidés à ne rien négocier et à tout régler par la force, le second, les fortes contradictions internes qui le frappent. C’est le même Hissan Abd El Rahman qui prononce, dans un entretien au Point, à propos des changements qu’il voudrait voir s’accomplir dans la stratégie de la Confrérie, cette phrase ahurissante : « Nous devons parler de religion, et moins de politique. » De l’art de prendre le pouvoir sans faire de la politique… A vrai dire, ce sophisme est symptomatique de l’impasse de l’Islam politique : soit l’on instrumentalise la religion à des fins électoralistes, et l’on fait de la politique, soit l’on fait de la religion, et dans ce cas,… on ne fait plus de politique !

Quoi qu’il en soit, au sein de la Confrérie, le divorce entre les martyrs et les diplomates menace de se transformer en véritable schisme.

Conclusion : le martyrologe infini

Sur les tapis de prière de la mosquée Al Fath, les Frères Musulmans n’en finissent pas d’aligner et de compter leurs morts. Leur infini martyrologe ne semble toutefois pas retenir l’attention de la majorité de l’opinion égyptienne, plutôt décidée à mettre fin au terrorisme des Frères.

Essoufflés, acculés, affaiblis et désorganisés, les Frères Musulmans peinent à trouver leur stratégie : la radicalité de l’engagement armé et du djihad (qui fait partie de leur devise, ne l’oublions pas) ou la voie de la modération, du dialogue politique et du compromis, en d’autres termes, la stratégie du caméléon.  L’éclatement entre ces deux lignes politiques paraît inévitable.

Quel avenir se profile donc pour les Frères Musulmans ? Sans doute une traversée du désert pour les plus modérés et un exode massif vers le Sinaï djihadiste pour les plus radicaux. Une chose est sûre : la Confrérie renaîtra très difficilement de ses cendres et le Frère Musulman restera décidément, à l’issue de cet été 2013, une espèce en voie d’extinction…

Ce 1er septembre,


[1] L’emblème originel des Frères Musulmans figure deux sabres qui se croisent au-dessous d’un Coran. Récemment, dans sa volonté de se fabriquer, aux yeux du public, une image pacifique, l’emblème était devenu une motte de terre agrémentée d’une jeune pousse, que tenaient des mains placées en coupe.

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