Jean Pierre Cardinal KUTWA
Archevêque d’Abidjan séduit par le schéma d’une transition –
« La candidature du Président Ouattara n’est pas nécessaire
(…) Son devoir est de ramener le calme dans le pays, rassembler les
ivoiriens, prendre le temps d’organiser les élections dans un environnement
pacifié par la réconciliations ».
APPEL AU RESPECT DU DROIT DANS LA CONCERTATION
Dans certaines circonstances, le silence peut
être synonyme de lâcheté et de complicité avec l’iniquité !
Chers compatriotes,
1. Dans la Bible, lorsque Caïn tua son frère Abel et que Dieu
lui demanda où était son frère, il répondit qu’il ne savait pas et qu’il
n’était pas le gardien de son frère (Gn.4,25). Qu’ils le confessent ou non, les
disciples de Caïn sont ceux qui refusent de veiller sur leurs frères, ceux qui
se montrent indifférents face à la détresse ou à la souffrance d’autrui. Dans
ces circonstances, le silence peut être synonyme de lâcheté et de complicité
avec l’iniquité !
2. Ma présente démarche qui consiste à nous interpeller, face
à la crise que nous vivons actuellement s’inscrit dans un souci de contribuer à
la recherche des voies et moyens, non seulement d’un vivre ensemble, mais d’un
vivre ensemble dans l’unité. C’est bien ce que suggèrent les paroles du
psalmiste quand il affirme : « qu’il est bon qu’il est doux pour des frères, de
vivre ensemble et d’être unis » (Ps 133,1)
3. La vie socio-politique de notre pays aborde un virage
dangereux. Au fur et à mesure que s’approche l’échéance des élections
présidentielles, force-nous est donné de constater la radicalisation des
positions de part et d’autre. Celles-ci se sont d’autant plus accentuées depuis
la déclaration de candidature du Président de la République le 06 août 2020.
4. Certains citoyens ont pris les rues pour appeler au
respect de la Constitution, qui, selon eux, venait ainsi d’être violée. D’autre
ont pris à contrepied ces manifestations. Cette situation a conduit à des
violences inacceptables. Des citoyens d’un même pays, armés de gourdins, de
pierres, de machettes et d’armes à feu, se sont livrés à des massacres d’un
autre âge, causant, comme il fallait s’y attendre, des morts et d’innombrables
blessés, sans compter des dégâts matériels.
5. Devant un tel spectacle désolant et déshonorant pour notre
pays et pour l’Afrique, peut-on honnêtement rester inactif et passif, pour ne
pas dire indifférent ? Peut-on garder le silence et laisser le présent et
l’avenir de notre pays être dévorés par l’épée et le feu ? J’ai cependant gardé
un long temps de silence, dans le recueillement et la prière. Je me suis
contenu dans l’espoir que la sagesse habite les uns et les autres. Mais
l’allure que prennent les évènements, avec les incertitudes qu’ils cachent,
m’oblige à sortir de ma réserve pour ne pas être complice des graves dérapages
que nous avons connus en si peu de jours, et que nous ne souhaitons pas revivre.
6. Ma responsabilité de pasteur se trouve engagée devant
la nation, devant l’histoire de notre pays, devant le monde entier. Il s’impose
donc à moi de dire une parole de consolation, qui en même temps, invite à
la non-violence, au dialogue, au respect du droit et des lois, toutes choses
sans lesquelles l’on ne peut bâtir un État moderne et paisible. On ne le dira
jamais assez, il n’y a pas de paix sans justice et il n’y a pas de justice sans
pardon. Voilà ce que je veux rappeler à ceux qui ont entre leurs mains le sort
de nos populations, afin qu’ils se laissent toujours guider dans les choix
graves et difficiles qu’ils doivent faire par la lumière du bien véritable de
l’homme, dans la perspective du bien commun.
7. Le cœur meurtri de douleur, je me tourne vers les villes,
les villages, les familles dont les membres ont été victimes d’atrocités.
Certaines personnes ont trouvé la mort, d’autres grièvement blessés ; des
biens acquis depuis de longues années ont été détruits. Je prie pour que les
morts reposent en paix et que le Dieu en qui nous croyons, nous console ! Qu’il
donne la guérison aux blessés et à ceux qui ont subit un traumatisme
psychologique dû à l’inhumanité des actes dont ils ont été témoins ou même
victimes.
8. Comment peut-on s’accommoder d’une telle tragédie, au
point de ne pas s’indigner devant une violence qui a pris l’allure d’une norme
? Je ne puis me taire plus longtemps. J’en appelle solennellement à la
conscience individuelle et collective afin qu’un terme soit mis à la violence
et que place soit faite au dialogue.
9. La Côte d’Ivoire notre pays, est un pays de dialogue par
tradition. Rappelons-le-nous ! Ne mettons pas le dialogue sous éteignoir pour
emprunter des chemins qui n’honorent pas notre cher pays. Tout dialogue suppose
deux individus ou des groupes d’individus. Tout dialogue implique le courage de
regarder l’autre en face pour entrer en communication avec lui. L’on ne peut
dialoguer sans faire un pas pour rejoindre l’autre. J’invite instamment tous
les ivoiriens à renouer avec le dialogue pour que la parole, respectueuse des
différences, prenne le pas sur les velléités d’embraser le pays.
Chers compatriotes,
10. Vous m’êtes témoins que je n’ai eu de cesse d’élever la voix
pour nous supplier de nous accorder les uns aux autres, le pardon, chemin de
réconciliation. La réconciliation est, nous le croyons tous, l’acte qui, après
une crise, permet aux antagonistes de se retrouver et de repartir sur de
nouvelles bases. Sans elle, aucune cohésion sociale n’est possible, puisque la
rancœur, blottie dans notre subconscient, n’attend qu’une occasion pour refaire
surface et briser la cohésion sociale tant recherchée.
11. Vous conviendrez avec moi qu’un environnement délétère
n’augure rien de bon quant à l’organisation des élections. Comment, en effet,
dans une ambiance perturbée par des récriminations et des malentendus autour
des questions fondamentales, pourrait-on aller à des élections dignes de ce nom
? En vérité, la réconciliation est plus importante que les élections. Voilà
pourquoi, il est totalement erroné de penser qu’il suffit d’organiser des
élections, d’en déclarer un vainqueur, pour que les cœurs meurtris soient
guéris et que la paix s’installe. J’ose encore une fois nous supplier :
laissons-nous réconcilier les uns avec les autres ! Tout le reste ira de soi.
12. L’un des moyens pour aller à la réconciliation, est le
respect des lois que l’on se donne bien plus que les élections. C’est ici que
la maxime latine prend tout son sens : « Dura lex, sed lex : la loi est
dure mais c’est la loi ». Cette pensée invite au respect de la loi même quand
elle nous contrarie et va à l’encontre de nos intérêts du moment. Des
explications des rédacteurs de la Constitution ont été suffisamment abondantes
et partagées avec la population. De même, des communications par l’exécutif sur
les sites officiels ont été faites pour expliquer la Constitution. A notre
avis, il ne devrait pas avoir de lectures différentes, sources des affrontements
actuels. Malheureusement la loi fondamentale de notre pays semble nourrir les
violences, en ce que des écoles d’interprétations s’opposent et influencent la
population qui s’engouffre dans des actes de revendications ou
contre-revendications violentes. Pour ma part je crois que de tels conflits ne
devraient pas avoir leur raison d’être.
13. En tout état de cause, qu’il me soit permis d’inviter
tous les ivoiriens à emprunter les chemins scientifiques pour sortir de
cette crise née de la compréhension de la loi qui fonde toutes les autres.
Cela ne peut se faire à coup d’invectives, de machettes et de canons. En
parlant de chemins scientifiques, je fais ici référence aux intellectuels,
hommes de science capables d’indépendance intellectuelle et d’exégèse méthodique
des textes, et notre pays n’en manque pas, pour que la lecture de sa loi
fondamentale soit livrée à des courants politiques, au point qu’elle signifie à
la fois une chose et son contraire, selon l’intérêt que l’on défend. A quoi
servirait une boussole qui indique un jour le Nord, et un autre jour le Sud,
selon les lunettes que l’on porte ? La loi fondamentale, qui peut être regardée
comme une boussole, ne peut signifier, à la fois, une chose et son contraire.
14. Je voudrais inviter les uns et les autres à aller au
dialogue et à la concertation, dans la recherche de solutions à cette crise
qui n’augure pas d’un lendemain meilleur quant à l’organisation paisible
des élections. J’insiste encore une fois pour vous rappeler que le respect de
la loi est plus important que les élections.
15. La loi fondamentale de la Côte d’Ivoire s’ouvre par la
reconnaissance des droits, des libertés et des devoirs par l’État (Cf art 1).
Quel commentaire en faire sinon que, pour le législateur, ce triptyque forme un
corps dont découle tout le reste. Le droit, les libertés et devoirs sont
primordiaux dans toute société moderne, et l’État de Côte d’Ivoire s’est engagé
à prendre les mesures pour son application effective. Les évènements de ces
jours-ci laissent entrevoir que beaucoup restent à faire dans le rappel à
tous des droits, des libertés et des devoirs, des individus et des
collectivités. Cela ne peut se faire que loin des bruits d’intérêts
électoralistes.
16. Seule la recherche du bien commun permettra à l’Etat et à
ceux qui l’incarnent d’aider les citoyens à la connaissance et au respect des
droits, des libertés et des devoirs de tous. Si le droit de la personne
humaine, en général, et à la vie en particulier, est inviolable (Cf art 1-2),
l’on ne peut le sacrifier sur l’autel des intérêts particuliers et des
élections censées nous apporter la paix et le développement. Ma conviction
profonde reste que le respect des lois est plus important et honore plus que la
victoire à une élection.
Chers compatriotes,
17. Il est de notoriété que la force de la loi est et sera
toujours à préférer à la loi de la force. Le premier est un chemin vers la paix
dans le respect des droits, des libertés et des devoirs quand le second lui,
est une voie qui éloigne de nous la paix et installe le désordre.
Puissions-nous, dans un esprit civique et de concertation, donner à la loi
toute sa force pour qu’elle nous aide à vivre dans la justice, la
réconciliation et la paix, en vue d’une organisation consensuelle
d’élection sans violence.
18. Je ne peux pas ne pas me tourner avec respect vers le
Président de la République, chef de l’Etat dont la candidature à ces prochaines
élections, n’est pas nécessaire à mon humble avis. Son devoir régalien de
garant de la Constitution et de l’unité nationale appelle son implication
courageuse, en vue de ramener le calme dans le pays, de rassembler les
ivoiriens, de prendre le temps d’organiser les élections dans un environnement
pacifié par la réconciliation. Comme le dit si bien un adage de chez nous : «
on ne reste pas dans les magnans pour enlever les magnans. »
19. Je prie pour que chacun, dans l’exercice de sa
responsabilité, ait la sagesse pour tout accomplir dans le strict respect des
lois : que les appuis et les revendications se fassent dans le strict respect
de la Constitution, particulièrement en ce qui concerne le respect du droit à
la vie, droit inviolable selon notre Constitution (Cf art 3). Toute injustice
sous quelque forme qu’elle se présente provoquera le désordre. Seule la justice
qui reconnait à chacun ses droits et devoirs nous apportera la paix.
Que Dieu bénisse la Côte d’Ivoire et nous accorde sa paix !
Donné à Abidjan, le 31 août 2020
+ Jean Pierre Cardinal KUTWA
Archevêque d’Abidjan.
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