Par Bakary Cissé | lementor.net
La Côte d’Ivoire s’impose aujourd’hui comme l’un des symboles les plus éclatants du dynamisme économique ouest-africain. Derrière les indicateurs macroéconomiques flatteurs, une réalité illustre cette transformation : l’explosion du nombre de millionnaires en dollars. Dans un continent où la population fortunée devrait croître de 65 % d’ici 2035, le cas ivoirien attire particulièrement l’attention. Mais cette réussite spectaculaire soulève aussi des interrogations sur la répartition équitable des richesses et le risque d’une prospérité à deux vitesses.
Une économie robuste au service de la richesse
Depuis la sortie de la crise post-électorale de 2011, la Côte d’Ivoire a multiplié les performances économiques. Avec une croissance annuelle moyenne de 8,2 % entre 2012 et 2019, puis une résilience autour de 6,5 % après la pandémie (2021-2023), le pays s’est hissé au rang de moteur de l’Afrique subsaharienne.
L’agro-industrie, pilier historique, reste au cœur de cette vitalité, mais de nouveaux secteurs dynamisent l’économie : énergie, infrastructures et, plus récemment, hydrocarbures avec le champ Baleine, entré en production en 2023. Le Plan National de Développement (PND 2021-2025), soutenu par 45,5 milliards d’euros d’investissements engagés en 2024, alimente cette dynamique. Le PIB, estimé à 69 milliards de dollars en 2022, poursuit sa progression avec des perspectives supérieures à 6 % dans les prochaines années.
La maîtrise de l’inflation (3,5 % en 2024 contre 4,4 % en 2023), des réformes budgétaires crédibles et le succès des émissions d’Eurobonds ont consolidé la confiance des marchés. Abidjan est désormais reconnu comme un hub financier de premier plan en Afrique de l’Ouest.
Une élite millionnaire en plein essor
Ce contexte favorable se traduit par une montée fulgurante du nombre de grandes fortunes. Selon le Africa Wealth Report 2023 de Henley & Partners, la Côte d’Ivoire compte désormais 2 200 millionnaires en dollars et 4 centimillionnaires (patrimoine supérieur à 100 millions).
Entre 2012 et 2022, le pays a vu sa population de millionnaires croître de 27 %, alors que le continent enregistrait une baisse de 12 %. Cette singularité place la Côte d’Ivoire au 12ᵉ rang africain et au 9ᵉ en Afrique subsaharienne, devant des économies comparables comme le Ghana (+24 % sur la même période, pour 2 600 millionnaires).
Abidjan concentre l’essentiel de cette richesse, avec 1 900 millionnaires et une fortune totale estimée à 25 milliards de dollars, ce qui en fait la 11ᵉ ville la plus riche du continent.
Les ressorts de l’accumulation de capitaux
L’essor de cette élite économique trouve ses origines dans plusieurs dynamiques. La diversification de l’économie a multiplié les opportunités, notamment dans l’agro-industrie, la finance, l’immobilier et l’énergie. Des groupes comme SIFCA, dirigé par Jean-Louis Billon, ou NSIA Groupe, fondé par Jean Kacou Diagou, illustrent ce mouvement, tandis que des personnalités issues du sport, telles que Didier Drogba, se sont reconverties avec succès dans l’investissement immobilier, confirmant l’élargissement du profil des fortunes ivoiriennes.
Par ailleurs, l’environnement des affaires s’est considérablement amélioré. La stabilité macroéconomique, associée à une dette publique maintenue à un niveau raisonnable (59,3 % du PIB en 2024), attire de plus en plus d’investisseurs locaux et internationaux. Ces évolutions ont créé un terreau favorable à l’accumulation de capital et à la constitution d’un tissu entrepreneurial solide, capable de rivaliser avec les standards régionaux.
L’ombre persistante des inégalités
Derrière cette success story, la question des inégalités reste lancinante. Les 10 % les plus riches captaient déjà 36 % du revenu national en 2015, contre seulement 20 % pour la moitié la plus pauvre de la population. La concentration des fortunes dans des secteurs de rente, tels que les banques, les mines ou l’agro-industrie, limite l’effet d’entraînement sur le reste de l’économie.
Par ailleurs, une partie de ces capitaux est investie à l’étranger – au Royaume-Uni, aux États-Unis ou dans le Golfe – privant le pays de ressources précieuses pour financer ses infrastructures et renforcer ses services publics.
Un contraste régional frappant
Comparée à ses voisins, la Côte d’Ivoire affiche une trajectoire unique. Alors que le Nigeria, leader continental avec 9 800 millionnaires, a perdu près de la moitié de ses fortunes entre 2012 et 2022 (-47 %), Abidjan consolide sa place de capitale économique francophone, devant des pays pourtant dynamiques comme le Rwanda (+48 %) ou Maurice (+63 %).
Vers une prospérité inclusive ?
Avec une croissance projetée de 7 % d’ici 2029, le phénomène de concentration des richesses en Côte d’Ivoire n’est pas près de ralentir. Mais l’enjeu central reste sa redistribution. La réussite ivoirienne ne pourra être saluée comme un modèle que si elle parvient à transformer la richesse privée en opportunités collectives.
Cela suppose une fiscalité plus équitable, un appui renforcé à l’entrepreneuriat local, ainsi que des investissements massifs dans l’éducation, la santé et les infrastructures sociales. Le véritable défi est de faire de cette élite émergente non pas une caste isolée, mais le moteur d’une prospérité partagée.
En définitive, l’essor des millionnaires ivoiriens est bien le miroir d’une croissance remarquable, mais aussi l’avertissement d’un risque : celui d’une société à deux vitesses. L’histoire dira si la Côte d’Ivoire saura transformer ce succès en un développement réellement inclusif et durable.
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