Par Bakary Cissé
Il y a des hommes qui défient l’histoire, et d’autres qui l’usent jusqu’à la corde. Laurent Gbagbo, dans l’imaginaire de ses partisans, serait l’un des premiers : figure de la résistance, père du multipartisme, tribun inlassable de la souveraineté africaine. Mais à l’épreuve des faits, à la lumière des années et des ruptures, il apparaît surtout comme un homme qui a toujours su transformer le pluralisme en autorité, et l’appel au dialogue en monologue intransigeant.
Il disait, en 2000, vouloir « refonder » la République. Mais la refondation s’est vite transformée en une mécanique d’exclusion. La presse a été bâillonnée, les médias d’État transformés en instruments de propagande, et les opposants traités en ennemis de la nation. Sous son règne, le débat n’était pas interdit, mais étouffé. Et celui qui osait s’élever contre la ligne du parti était vite renvoyé à l’opposition, à l’oubli ou à l’exil. « Asseyons-nous et discutons », répétait Gbagbo à l’envi. Mais cette phrase, à force d’être martelée, a perdu toute sincérité : elle sonnait comme une injonction à la reddition, non comme une main tendue.
Son parcours post-crise de 2011 révèle encore plus crûment ces contradictions. Qui peut oublier le traitement réservé à Pascal Affi N’Guessan ? Président légal du FPI après la chute du régime, Affi fut rapidement marginalisé par celui qu’il avait pourtant défendu, au prix de sa propre liberté. Une fois libéré de La Haye, Gbagbo n’a eu de cesse de torpiller son ancien compagnon, le traitant d’usurpateur, de vendu, de « déformateur » de la lutte. Le camp Gbagbo criait à la trahison quand, en réalité, il s’agissait d’un simple désaccord stratégique.
Puis est venu le tour de Charles Blé Goudé, compagnon de route, figure charismatique de la rue pro-Gbagbo, autrefois perçu comme son « fils politique ». Acquittés ensemble par la CPI, on les croyait liés à jamais par la douleur du procès. Mais à peine quelques mois après leur retour, l’écart est flagrant. Gbagbo manœuvre pour garder son monopole de parole, tandis que Blé Goudé est relégué à un rôle secondaire, comme s’il n’avait jamais compté.
Simone Gbagbo, celle qui fut l’épouse, la camarade de lutte, la cofondatrice du FPI, n’a pas échappé à la purge silencieuse. Après leur libération, aucun geste de réconciliation, ni personnel, ni politique. L’homme qui plaidait pour la réconciliation nationale s’est montré incapable d’en initier une au sein même de son propre foyer. Le divorce a été public, tranchant, comme un symbole d’une époque révolue. Elle a créé son propre parti. Lui a préféré l’ignorer, comme il le fait avec tout ce qui n’est plus sous son contrôle.
Aujourd’hui, c’est Ahoua Don Mello, technocrate respecté, ancien porte-parole du gouvernement sous Gbagbo, qui est la nouvelle victime du réflexe de rejet. Sa mise à l’écart du PPA-CI, sans explication crédible, suit la logique des précédents : dès qu’une voix s’élève, dès qu’un profil prend un peu trop d’ampleur, le couperet tombe. Le système Gbagbo est resté le même : centralisé, hermétique, jaloux de sa légitimité et intolérant à toute forme d’indépendance politique.
À ce rythme, le plus grand adversaire de Gbagbo n’est plus l’extérieur, mais lui-même. Il se dit panafricaniste, mais il redoute les idées nouvelles. Il appelle à la réconciliation, mais cultive les exclusions. Il célèbre la démocratie, mais s’entoure de fidélités serviles. À chaque contradiction, une nouvelle fracture. Et à chaque fracture, une nouvelle justification extérieure : la France, l’ONU, les traîtres, les complots.
Laurent Gbagbo s’est tant de fois défini contre les autres qu’il semble aujourd’hui incapable d’exister sans un ennemi. Le problème, c’est que ces ennemis, il finit toujours par les produire lui-même. Il disait être le rempart contre l’autoritarisme. Mais il a enfermé son propre héritage dans une logique de soumission. Il disait vouloir transmettre. Mais il n’a construit aucune relève digne de ce nom. Ce paradoxe permanent est sa signature.
« Asseyons-nous et discutons » est sans doute la formule la plus connue de Laurent Gbagbo, répétée comme un mantra lors des grandes crises nationales. Mais à bien y regarder, elle relève plus de la rhétorique que de la pratique. Car sous Gbagbo, le dialogue n’a jamais été un espace de négociation. Il fut plutôt une scène, avec un seul orateur, et un public prié d’applaudir. Loin d’un appel sincère à la délibération collective, cette phrase a servi d’habillage à une gouvernance souvent unilatérale, sourde aux avis divergents. Asseyez-vous, oui. Discutez ? Non. Écoutez. Approuvez. Et surtout, taisez-vous.
Cet héritage autoritaire n’est pas qu’un souvenir du passé ; il imprègne encore son style politique actuel. Le PPA-CI n’échappe pas à cette logique verticale où l’adhésion sans nuance prime sur la contradiction constructive. Tous ceux qui, hier ou aujourd’hui, ont tenté de discuter autrement que selon ses codes en ont fait les frais : marginalisés, dénigrés ou exclus. Ainsi, la célèbre formule de Gbagbo, jadis perçue comme un appel au dialogue républicain, apparaît aujourd’hui comme le masque d’un pouvoir qui parle beaucoup de concertation, mais pratique surtout le contrôle. Une dissonance qui en dit long sur le legs politique d’un homme toujours en guerre contre le bruit des autres voix.
L’histoire jugera. Mais pour l’instant, elle observe un homme qui, tout en se disant victime d’injustices, n’a jamais hésité à devenir bourreau de ses plus proches compagnons.
                                                                        
                                                                        
                            
                            
                            
                            
                            
                                        
                                        
				            
				            
				            
				            
 
			        
 
			        
 
			        
 
			        
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