Par Bakary Cissé | lementor.net
La Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) s’apprête à franchir une étape décisive dans l’histoire monétaire de l’Union Économique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA) avec le lancement du e-CFA, une version numérique du franc CFA. Cette innovation, adossée à la valeur du franc actuel et garantie par la BCEAO, symbolise bien plus qu’une modernisation technique : elle marque une rupture profonde dans la manière dont les citoyens, les entreprises et les États interagiront avec la monnaie.
Contrairement aux cryptomonnaies décentralisées comme le bitcoin, le e-CFA reste une monnaie officielle, émise et contrôlée par la BCEAO. Accessible via des applications mobiles ou même par téléphone simple, il vise à faciliter les paiements numériques tout en assurant la stabilité monétaire. Ce projet s’inscrit dans la continuité du système de paiement instantané de l’UEMOA (PI-SPI), conçu pour rendre les transactions plus rapides, plus sûres et moins coûteuses, 24 heures sur 24 et sept jours sur sept.
Pour les quelque 130 millions d’habitants des huit États membres — Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo —, le e-CFA représente une chance inédite d’inclusion financière. Dans une région où le taux de bancarisation demeure inférieur à 20 % dans certaines zones rurales, cette monnaie numérique pourrait révolutionner l’accès aux services financiers. Un simple téléphone portable suffira pour transférer de l’argent, effectuer des paiements ou recevoir des fonds, sans passer par les circuits bancaires classiques. De plus, la réduction attendue des frais de transaction — parfois divisés par dix par rapport aux coûts actuels — pourrait dynamiser les économies locales et stimuler le secteur informel, qui représente près de la moitié du PIB régional.
Mais cette modernisation ne va pas sans défis. La fracture numérique reste un obstacle majeur. Seuls quatre habitants sur dix ont aujourd’hui accès à internet dans l’espace UEMOA, et la possession d’un smartphone reste inégale, notamment parmi les femmes et les populations rurales. Sans un effort conséquent en matière d’infrastructures télécoms, de formation et de sensibilisation, le risque est grand de créer une nouvelle forme d’exclusion économique. À cela s’ajoutent les inquiétudes liées à la cybersécurité : dans un contexte où les cyberattaques ont augmenté de plus de 30 % en Afrique subsaharienne ces dernières années, la protection des données et la sécurisation des transactions seront cruciales.
Pour les États membres, le e-CFA revêt aussi une portée symbolique forte. Depuis 1945, les billets du franc CFA sont imprimés en France, à Chamalières – une réalité souvent dénoncée comme un vestige du colonialisme monétaire. En optant pour une version numérique produite et contrôlée localement, la BCEAO affirme une souveraineté retrouvée. Cette autonomie monétaire s’inscrit dans un mouvement plus large observé sur le continent, où plusieurs banques centrales africaines expérimentent les monnaies numériques pour moderniser les paiements et éviter la domination des cryptomonnaies privées. Le rapport annuel 2023 de la BCEAO évoque d’ailleurs le potentiel du e-CFA pour améliorer la transmission de la politique monétaire, réduire les coûts d’intermédiation et renforcer la lutte contre l’inflation.
Sur le plan régional, le e-CFA pourrait aussi favoriser une meilleure intégration économique. En rendant les transferts transfrontaliers instantanés et à faible coût, il faciliterait le commerce intra-africain, qui ne représente encore qu’environ 15 % des échanges totaux de l’UEMOA, contre 60 % en Europe. Toutefois, le projet n’est pas sans risques budgétaires : les investissements nécessaires à la mise en place des infrastructures numériques sont évalués à plusieurs centaines de milliards de francs CFA. Pour les pays les plus fragiles comme le Niger ou le Mali, ces coûts pourraient accentuer les déséquilibres financiers et creuser les écarts de développement au sein de l’Union. De même, l’adoption du e-CFA dans un contexte politique tendu, marqué par les débats sur l’avenir du franc CFA et la montée des discours souverainistes au Sahel, pourrait cristalliser des divisions si certains États choisissaient de s’en détourner.
Les milieux économiques, eux, entrevoient dans le e-CFA un vecteur d’efficacité et d’innovation. Les entreprises, en particulier les PME qui constituent 90 % des emplois de la région, bénéficieront de paiements plus rapides, plus fiables et moins coûteux. Les fintech locales, déjà en plein essor, y voient un tremplin pour l’expansion du commerce électronique et l’attraction d’investissements étrangers. Les banques traditionnelles devront en revanche s’adapter : la disparition progressive du cash physique pourrait réduire leurs revenus liés aux transferts et aux commissions, tout en les obligeant à développer de nouveaux services numériques. Par ailleurs, la dépendance accrue au digital exposera les institutions financières à des risques informatiques considérables, avec des pertes économiques potentielles équivalentes à 1 % du PIB régional en cas de cyberattaque majeure.
Le e-CFA apparaît ainsi comme une avancée historique et un pari audacieux. Il incarne la volonté de faire entrer l’Afrique de l’Ouest dans l’ère de la finance numérique, tout en renforçant son indépendance économique. Mais cette révolution ne portera ses fruits que si elle s’accompagne d’une stratégie inclusive : alphabétisation numérique, cybersécurité renforcée et coordination régionale rigoureuse. Sans cela, le risque serait de substituer à la dépendance monétaire une dépendance technologique.
Comme le résume le professeur Amath Ndiaye de l’Université Cheikh Anta Diop, « le e-CFA peut être un instrument de souveraineté et d’équité, à condition qu’il serve d’abord les citoyens avant les systèmes ». L’Afrique de l’Ouest se trouve à un carrefour décisif : entre innovation et prudence, entre modernité et inclusion. Le succès du e-CFA dépendra moins de la technologie que de la capacité de la BCEAO et des États membres à en faire une monnaie au service de tous.
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