Encyclopédie Des Mensonges Ivoiritaires Du 21ème Siècle

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« Quiconque écrit l’histoire de son temps doit s’attendre qu’on lui reprochera tout ce qu’il a dit et tout ce qu’il n’a pas dit » Voltaire

On a souvent glosé sur la beauté du Diable. Il faudrait aussi être attentif au pouvoir de travestissement du mensonge public.  On parlerait alors de la force corruptrice ou de la duplicité exceptionnelle du mensonge public répétitif. Né de la négation intentionnelle de la vérité pour exploiter les foules, le mensonge public voile ce qu’il sait pour faire savoir uniquement ce qui fait le voile. Il impose l’accessoire comme essentiel, faisant très tôt prendre les vessies pour des lanternes. En politique, en effet,  un mensonge régulièrement répété finit par fonctionner comme une vérité. Faut-il en désespérer ? L’intellectuel politique trouve ici son meilleur pain sur la planche. Domaine des apparences par excellence, la sphère politique a justement besoin de la lutte des idées pour se doter d’une certaine transparence et ainsi ne pas servir de rampe de lancement des opinions fausses qui obscurcissent la conscience du commun des citoyens. Dans le cas de la Côte d’Ivoire, pays-phare de l’espérance d’Afrique francophone, il importe, en cette période cruciale de consolidation des acquis des luttes démocratiques engagées par les citoyennes et citoyens épris de liberté depuis 1990, d’assurer un travail de veille intellectuelle de la démocratie qui puisse préserver les sacrifices consentis de la mystification idéologisante, des coteries du ressentiment et de la manipulation des usines à propagande de la pensée archaïque des adorateurs du sol et du sang. La pensée ivoiritaire, chauvinisme politique exacerbé des Africains contre les Africains,  n’est-elle pas cette chose hideuse qui a produit au Rwanda, la mort de millions d’hommes, les vagues de xénophobie qui strient tant d’Etats africains, ou pour tout dire, l’enclavement mental, géographique et politique continu des peuples africains dans leurs relations réciproques ? Nous avons, dans la logique de la haine de l’Autre, de la hantise de la différence, de la bouc-émissarisation des faibles qui constituent l’armature de la pensée ivoiritaire, les bêtes noires attitrées de la modernité africaine. Il nous faut loger ces bêtes noires dans un bestiaire, dans une encyclopédie des mensonges identitaires que je nomme ici « encyclopédie des mensonges ivoiritaires ». N’est-ce pas ainsi seulement que l’Afrique apprendra à se préserver d’elle-même ? Dans les lignes qui suivent, je voudrais m’appesantir sur trois mensonges structurels de l’ivoirité, qui constituent les caractéristiques principales de la pensée chauviniste africaine en général : 1) L’identification consanguine de la nation ; 2) Une conception étriquée de la citoyenneté et une vision belliciste de la différence anthropologique ; 3) Un déni obsessionnel de la réalité cosmopolitique du monde africain, voire de l’expérience humaine en général.

ILa conception consanguine de la nation : un mythe ravageur

La fiction fondamentale de la pensée ivoiritaire est le cœur de toutes les idéologies identitaires qui prospèrent sur le continent africain. Selon cette fiction, la nation rassemble essentiellement des individus liés par le sang et par le sol, depuis des temps immémoriaux. De tels individus existent-ils réellement ? Les idéologues de l’ivoirité font mine d’y croire. Les nations émergeraient des gènes et des éléments naturels, comme les végétaux, les animaux ou même les minéraux. La culture nationale elle-même serait une réalité quasi-naturelle, consubstantielle aux individus enracinés dans le même sang et dans la même terre. Qui ne voit pas l’incongruité d’une telle narration de soi pour une nation ? Un penseur nazi ne s’y trouverait pas dépaysé. Mieux encore, l’identification ivoiritaire de la nation au sang et au sol va plus loin. Est véritablement un national dans cette perspective, quelqu’un dont le sang serait de nature à le rattacher à un sol. Le droit du sang, la biologie donc, seraient le fondement absolu de la nation et de la nationalité. Les Ivoiriens émergent-ils du sol de Côte d’Ivoire comme les animaux, les plantes et les minéraux qu’on trouve sur leur territoire ?  On persiste, tel un Niangoran Bouah, un Niamkey Koffi ou un Martial Ahipeaud, à nous le faire croire au mépris des données de l’histoire et de la science politique. N’est-ce pas la banalisation téméraire du Mal radical ?

Dans cette vision, par conséquent, la nation est naturelle et la citoyenneté authentique, c’est l’autochtonie. Pourtant, existe-t-il une seule nation réellement autochtone au monde ? Aucunement. L’histoire des migrations internationales prouve à foison une seule évidence : l’homme, de toutes ethnies et continents, est un migrateur permanent.  Lorsqu’on fonde donc la nation sur le principe du jus sanguinis ou sur la base d’un jus solis soumis au jus sanguinis, à quelles conséquences absurdes s’expose-t-on ? Examinons-les attentivement. La première des conséquences de l’identification consanguine de la nation, c’est l’affirmation que tous les membres de la nation viennent du même lignage, et donc que l’origine de la nation est proprement incestueuse. Est-ce réellement le cas ? Loin s’en faut. C’est bien, comme l’a relevé Claude Lévi-Strauss, le tabou de la prohibition de l’inceste qui signe la différence radicale de la sexualité humaine et de la sexualité animale. Les familles humaines, unités de base de la construction de nos campagnes et cités, sont bâties sur le principe d’exogamie, lequel fait de la diversité et de la mixité sociales, la condition d’émergence d’individualités humaines épanouies, ayant finalement des liens extérieurs à leurs familles et étant d’ores et déjà engagées dans la dynamique universelle de l’espèce humaine. La seconde des conséquences absurdes de l’identification entre la nation, le sol et le sang, c’est bien sûr que ceux qui proclament cette identité close deviennent par cet acte-même, allergiques à tout nouveau venu, considéré comme intrus, infra-humain et surnuméraire, superflu par conséquent dans l’équation nationale. Le syndrome phobique de l’invasion par l’Autre s’enracine ici.

Il faut donc rappeler, contre la glose haineuse de la pensée identitaire ivoirienne et africaine en général, que la nation est symbolisme et histoire de part en part. Elle naît au confluent des accidents et hasards de l’histoire, qui mettent en présence des familles, des clans, des tribus et des ethnies déterminés, qui par la force des choses ou par le désir de vivre-ensemble, déterminent les modalités de leur coexistence ultérieure ou de leur séparation. Loin de tenir à un droit du sol arrimé à un droit mythique du sang, la nation proprement humaine est un projet de partage de l’expérience du monde, entre individus conscients de leur vulnérabilité individuelle et attachés à affronter ensemble les vicissitudes de l’existence. Avant d’être incarnée ou ossifiée dans les institutions durables d’un Etat, la nation est un projet, une projection plus ou moins consciente du désir ou de la nécessité de vivre ensemble avec tous les autres humains. La nation détermine certes les nouveaux-venus, mais devenus conscients de leur liberté et de l’historicité de la nation, il leur appartient à leur tour de la déterminer, pour que sans cesse, elle accueille la nouveauté de la vie.

II – Une vision belliciste de la différence anthropologique

La pensée ivoiritaire,  illustration parfaite du chauvinisme africain, n’aime pas la différence humaine. Qu’est-ce que la différence humaine ? C’est ce par quoi l’Autre demeure autre pour Moi, sans pour autant que sa différence me nie ou me nuise. C’est ce par quoi l’Autre conserve, comme moi, le visage de l’Unique, sans pourtant que son unicité efface la mienne ou la minimise. Irremplaçable et insubstituable comme moi, l’Autre assure par sa présence avec moi et face à moi, la possibilité d’une invention perpétuelle du sens dans l’histoire. La différence humaine est la singularité de la personne, cette énigmaticité, ce mystère qui en font un sanctuaire inviolable, une liberté comme moi-même. En une personne humaine, l’univers entier se mire sous les modalités de la conscience. Sa rencontre n’est-elle pas, indirectement au moins, celle de la transcendance créatrice qui nous rend mutuellement responsables de la Vie dont nous avons hérité ? Perçue de la sorte, la différence humaine n’est-elle pas la richesse inouïe de l’humain, la promesse généreuse que l’humain à toujours de l’à-venir ?  Pourtant, les signes de cette différence féconde que sont le genre, l’appartenance à une nation étrangère, l’apprentissage d’autres langues, le voyage, la découverte d’autres cultures, l’acceptation de confronter raisonnablement ses différences, le partage juste des richesses de la terre avec tous les autres humains, l’exigence de charité envers les plus vulnérables, sont des réalités qui renforcent paradoxalement l’allergie de l’ivoiritaire à la différence humaine.  Comment fonctionne cette surdité ivoiritaire à l’Autre ?  Elle part du principe que les mêmes qui détiennent la nation en vertu de leur consanguinité imaginaire n’ont à tolérer aucune faille dans leurs mailles, sous peine de perdre leur pureté autoproclamée et de s’exposer ainsi aux affres de l’acculturation/dépossession par autrui. C’est donc parce que la pensée identitaire est sourde à l’Autre qu’elle vit l’Autre sous les modalités de la peur et qu’elle se mue en xénophobie, phobie de l’Etranger. L’antichambre de cette peur, c’est précisément le réflexe sécuritaire de la guerre contre l’Etranger ainsi fiévreusement conçu dans l’imaginaire de la peur. Si l’Autre de l’ivoirien est, comme le dirait un Martial Ahipeaud, celui qui le dépossède des riches forêts du Sud, la lutte contre cet Autre ne serait-elle pas lutte à mort pour la survie, et par conséquent extinction anticipée de l’envahisseur supposé, afin d’éviter l’extinction de l’identité autochtone pure ? La vision identitaire de la nation est par essence désir de guerre pour exorciser sa propre haine de la différence. L’Afrique n’en sortira donc qu’en neutralisant par la critique, par la démocratie et par l’usage de la force au service du droit, les coteries inhumaines qui la menacent sans cesse d’accaparement physique, mental et spirituel. L’actualité ne nous en convainc-t-elle pas ?

III – Le déni de la réalité cosmopolitique africaine et mondiale

 

Le vote récent par le parlement ivoirien, des lois nouvelles sur l’apatridie, la nationalité et le foncier rural nous a offert l’occasion de voir s’étaler dans les colonnes de certains journaux, dans les débats citoyens, dans nombres de sites web, et même au cœur de certaines institutions ivoiriennes, un déni massif de la réalité cosmopolitique africaine et mondiale. J’entends ici par « réalité cosmopolitique africaine et mondiale », le fait inexorable que le monde est devenu un espace commun, de plus en plus intégré et interdépendant, malgré que ses différentes entités ne se soient pas confondues. L’écrivain Edouard Glissant nommait cette interconnexion planétaire, le « Tout-Monde », exprimant ainsi davantage que les idées de mondialisation et de globalisation, l’intime enchevêtrement des sociétés humaines dans une communauté de destin désormais vécue du local à l’international comme l’une des conditions primordiales de  l’expérience individuelle elle-même. La citoyenneté du monde, ainsi projetée comme expérience de proximité de chacun d’entre nous, n’est pas dissolution de nos identités historiques dans une méga-identité phagocytaire. Elle est perspective ouverte sur l’humanité de tous les humains, sans négation absolue de soi. Elle est cohabitation lucide de chacun avec tous les autres ayant-droit de la vie dans la dignité de personnes. La citoyenneté du monde est exigence de fraternité et de solidarité envers tout humain, comme condition sine qua non de ma propre humanité pour tout humain. Elle est horizon concret de vérité et de justice pour tous. Nier cet horizon, n’est-ce pas ouvrir la boîte de Pandore de tous les égoïsmes ravageurs, de tous les mensonges et de tous les crimes dévastateurs ?

Alors que les lois ivoiriennes d’août 2013 sur l’apatridie n’étaient que la mise en conformité de l’Etat de Côte d’Ivoire avec ses propres engagements d’antan comme signataires des Conventions de 1954 et 1961 sur l’apatridie, une certaine opposition interne au RHDP, rejoignant en cela les rengaines pompeuses du Front Populaire Ivoirien, n’a pas hésité à y avoir une opération de renforcement du bétail électoral du futur candidat du RDR aux Présidentielles 2015, Alassane Ouattara. Qu’est-ce qu’un apatride, au fait ? C’est quelqu’un qu’aucun Etat ne reconnaît, ni ne revendique comme citoyen. Comment comprendre que de tels êtres humains existent encore sur la terre, sans que notre conscience en soit offusquée ? La doctrine ivoiritaire est décidément un anesthésiant de la conscience morale. Il faut sans doute que le mensonge et la peur aient lessivé les esprits pour s’accommoder d’une telle injustice. Mais, mieux encore, comment laisser dire que la Côte d’Ivoire, au cœur d’Afrique de l’Ouest, s’est ouverte aux quatre vents du monde, contrairement aux autres pays ouest-africains bien barricadés, qui seraient essentiellement régis par le droit du sang ? Telle est l’illusion que la fronde velléitaire de certains députés et plumitifs du bloc identitaire ivoirien, tout comme la gouaille haineuse du FPI, ont voulu faire régner dans les esprits en Côte d’Ivoire. Or, voici la vérité dans cette affaire : le Burkina Faso, le Ghana, le Libéria, le Sénégal, le Niger, le Nigéria, ont ratifié longtemps avant la Côte d’Ivoire, les Conventions internationales de 1954 et 1961 sur l’apatridie. La ratification ivoirienne vient combler le déficit de respect des engagements internationaux du pays de Félix Houphouët-Boigny. Peut-on raisonnablement reprocher à Alassane Ouattara et à Guillaume Soro de vouloir mettre la Côte d’Ivoire en accord avec elle-même ? Une telle objection ne saurait venir que de ceux qui, sans se donner la peine de lire ne serait-ce que les textes qu’ils contestent pour argumenter contre leur contenu, ruent dans les brancards des plus vulnérables pour en tirer le soutien des foules instrumentalisées par la pensée identitaire et prisonnières de la haine artificiellement attisée par les mêmes entrepreneurs politiques à courte vue.

A propos des réformes apportées au code de la nationalité par les législateurs de 2013, comment ne pas constater ici encore, le même déni de la réalité cosmopolitique de l’Afrique et du monde ? La Côte d’Ivoire d’Alassane Ouattara n’a procédé à aucune naturalisation massive, mais à la mise en conformité des lois sur la déclaration de nationalité avec la réalité sociohistorique de ces ivoiriens non-reconnus, de ces ivoiriens qui s’ignorent et que la nation n’a que trop longtemps laissé en marge d’elle-même. Il faut absolument recommander une étude aux lectrices et lecteurs de la présente tribune. C’est le livre de Bronwen Manby, intitulé Les lois sur la nationalité en Afrique : une étude comparée, publié par l’Open society institute de New York en 2010. Ce qu’il y a d’important dans cet ouvrage, ce sont les données factuelles qu’il rassemble et que chacun peut utilement consulter pour éclairer sa lanterne. Ces données sont incontestables et se recoupent du reste avec celles du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés. Il apparaît par exemple, que la plupart des Etats africains contemporains reconnaissent le droit des apatrides d’accéder à la nationalité de leur pays, mais aussi et surtout le droit des enfants de citoyens étrangers  nés sur leur sol, d’accéder à la nationalité de leur pays de naissance. Le droit du sol est donc, indéniablement, à travers le continent, le critère prévalant dans la reconnaissance citoyenne des individus. Le parcours des données rassemblées dans l’ouvrage de Bronwen Manby inflige ainsi un cinglant camouflet aux rêveries des ivoiritaires, car on découvre en outre que les codes de la nationalité de nombreux pays ouest-africains étaient largement en avance sur celui de la Côte d’Ivoire, en matière d’application du droit du sol.  Le Burkina, le Bénin, la Guinée, le Ghana, le Mali, la Mauritanie, le Togo, le Niger, le Cap-Vert, le Sénégal, par exemple, ont largement mis en œuvre dans leurs législations respectives, les dispositions que la Côte d’Ivoire ne vient consolider que sous le régime d’Alassane Ouattara, conformément du reste à ses propres promesses électorales lors de la campagne présidentielle de 2010. Comment taxer d’opportunisme, un rattrapage du retard juridique de la Côte d’Ivoire en matière de droit de la nationalité ? N’est-ce pas une chance pour tous les partis ivoiriens qui s’affronteront lors de l’élection présidentielle 2015, de pouvoir donner la mesure de leur sens de l’humain face à ces « Ivoiriens de fait » longtemps exclus de la nation par le retard du droit politique ? On pourrait, sans difficulté, étendre les observations qui précèdent à la question du foncier rural, sur laquelle nous reviendrons cependant utilement dans une prochaine tribune.

Concluons-donc cette brève encyclopédie trinitaire des mensonges ivoiritaires. La conception consanguine de la nation, la vision belliciste de la différence anthropologique, le déni de la réalité cosmopolitique de l’Afrique et de la planète, sont trois tentacules d’un seul et même mal radical : le refus de considérer la dignité de l’humain comme valeur primordiale inspirant tous les autres choix, y compris celui de la lutte à mort. Comment affronter ce refus trop africain ? Par une quadruple bataille, que nous devons consciemment mener tous les jours de notre vie : bataille des idées contre les pseudo-vérités de la pensée identitaire sous tous les cieux ; bataille de l’émergence socioéconomique contre l’exploitation obscurantiste de la misère des gens ; bataille politique contre la montée en gamme des partis politiques qui n’embrassent la démocratie que pour mieux l’étouffer à travers le monde ; bataille militaire et sécuritaire, au besoin, contre la prise de pouvoir de la force sur le droit des gens partout sur la terre, de ne pas être traités comme des canards sauvages. Le mérite d’Alassane Ouattara et de Guillaume Soro, par-delà les victoires électorales que leur combat légitime peut espérer continuer d’engranger, n’est-il pas justement d’avoir éveillé en tous les Africains de bonne volonté qui risquaient de désespérer, la foi en notre humaine capacité de résister contre toutes les forces obscures qui retardent de l’intérieur même, la nécessaire modernisation des sociétés africaines ? Je le pense et je l’ai dit avec la pleine conscience du mot de Voltaire que j’ai mis en exergue de la présente tribune : «  Quiconque écrit l’histoire de son temps doit s’attendre qu’on lui reprochera tout ce qu’il a dit et tout ce qu’il n’a pas dit ».

Une tribune internationale de Franklin Nyamsi Agrégé de philosophie, Paris, France

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