Par Bakary Cissé | Lementor.net
À quelques semaines de l’élection présidentielle d’octobre 2025, la scène politique ivoirienne bruisse d’un virage aussi spectaculaire que controversé : celui de Tidjane Thiam. L’ancien directeur général de Credit Suisse, incarnation d’une élite mondialisée formée dans les grandes écoles françaises et couronnée par une carrière internationale dans la finance, se présente désormais comme le héraut d’un panafricanisme souverainiste. Un repositionnement qui intrigue autant qu’il divise.
Dans son ouvrage publié en juin dernier, Sans Préjugés, Thiam n’hésite pas à qualifier le franc CFA de « vestige infantilisant du passé ». Un discours qui tranche avec ses prises de position passées et aligne désormais l’ex-banquier sur la rhétorique des régimes de l’Alliance des États du Sahel (AES). L’alliance scellée en juin avec Laurent Gbagbo dans un « Front Commun » contre Alassane Ouattara a achevé de surprendre l’opinion. Ce duo improbable, entre le tribun souverainiste de gauche et le technocrate des multinationales, apparaît moins comme une rencontre idéologique que comme une convergence tactique face à un adversaire commun.
Le triptyque adopté par Thiam est désormais bien rodé : attaquer le franc CFA, vilipender la France, dénoncer Ouattara. L’ancien « golden boy » des cercles financiers occidentaux troque l’image policée de partenaire privilégié de Paris pour celle d’un porte-voix d’une jeunesse ivoirienne avide de souveraineté. Dans une interview accordée à Alain Foka, il affirme que comparer son parcours à celui d’Ouattara relève de « l’ignorance pure », tout en qualifiant de « ridicules » les tensions entre Abidjan et l’AES. Ce langage direct tranche avec ses interventions d’hier, où la France représentait, selon ses propres mots publiés en 2009 à l’Institut Montaigne, « une idée » et « une émotion ».
Cette conversion soudaine s’explique peut-être par ses déboires récents. Radié des listes électorales en avril dernier, après avoir renoncé à sa nationalité française dans des conditions controversées, Thiam n’a pas reçu le soutien espéré des cercles parisiens. Ni l’Élysée ni Bruxelles ne se sont engagés en sa faveur. Déçu par l’absence d’une « Françafrique 2.0 » qui lui aurait ouvert les portes d’Abidjan, il se tourne désormais vers une rhétorique souverainiste, davantage en phase avec les frustrations populaires.
Thiam ne manque pas d’arguments pour tenter de crédibiliser cette mue. Il revendique par exemple son rôle, en tant que ministre de l’Urbanisme sous Bédié, dans la protection d’intérêts locaux face aux entreprises françaises lors du projet de la centrale d’Azito. Mais cette relecture de son parcours prête à sourire, tant ses décennies passées au service du capitalisme global l’éloignent d’une posture panafricaniste radicale. Ses adversaires n’y voient qu’un exercice de réécriture biographique destiné à séduire un électorat jeune et contestataire.
La stratégie est claire : s’approprier les symboles les plus fédérateurs du discours panafricaniste pour galvaniser une opposition divisée et capter le vote des « TSO », les électeurs du « Tout sauf Ouattara ». Mais cette posture comporte des risques. Elle peut séduire une frange de l’électorat avide de rupture, mais elle risque aussi d’aliéner les modérés qui voyaient en Thiam un profil de réformateur pragmatique, capable de maintenir le cap économique sans rompre avec les partenaires internationaux.
L’interrogation demeure : le panafricanisme version Thiam est-il une conviction profonde ou une stratégie de circonstance ? En s’aventurant sur le terrain miné du souverainisme radical, il prend le pari d’incarner un leadership alternatif. Mais dans une Côte d’Ivoire encore marquée par les blessures de l’ivoirité et des crises passées, la sincérité de ce virage sera scrutée. Si ce repositionnement n’est qu’un costume taillé pour l’occasion, le risque est grand que le masque tombe au lendemain des urnes.
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