Par Bakary Cisse avec la Readction
Les drapeaux du Burkina Faso, du Mali et du Niger flottent fièrement au vent. L’Alliance des États du Sahel (AES) veut marquer une rupture, rompre avec l’ordre ancien, tourner le dos à la CEDEAO, brandir haut la bannière de la souveraineté. Mais derrière le discours de puissance retrouvée, un fait brut s’impose : sans la Côte d’Ivoire, rien ne tourne vraiment rond dans les économies sahéliennes.
Car si la politique peut se déclarer indépendante en un discours, l’économie, elle, ne suit pas aussi facilement. Le paradoxe est criant : les États de l’AES, qui revendiquent leur émancipation, restent accrochés à un cordon ombilical économique qui mène tout droit… à Abidjan.
Le pétrole, nerf vital sous contrôle ivoirien
Première réalité : le pétrole. Les trois pays de l’AES sont enclavés. Leur accès aux hydrocarbures dépend presque totalement des raffineries et du port d’Abidjan. Que ce soit pour faire rouler les camions, tourner les usines ou alimenter les centrales électriques, la route passe par la Côte d’Ivoire.
Les tentatives locales d’exploitation, comme celles initiées au Niger, peinent encore à produire un réel impact. Une simple tension logistique ou diplomatique peut suffire à plonger ces pays dans la pénurie, à ralentir leurs activités vitales.
Ciment, produits manufacturés : les fondations viennent du Sud
Autre maillon de la dépendance : le ciment. Sans lui, pas de construction, pas de développement. Et là encore, c’est la Côte d’Ivoire qui domine, avec une dizaine d’usines bien rodées. Les projets d’infrastructures sahéliens, urgents après des années d’instabilité, s’appuient donc sur un acteur extérieur.
Même constat pour les produits manufacturés : qu’il s’agisse de biens de consommation courante ou d’intrants industriels, les marchés des capitales sahéliennes sont littéralement inondés par l’offre ivoirienne. Un tissu industriel plus développé, des connexions logistiques rodées… Abidjan fournit, le Sahel consomme.
L’électricité ivoirienne éclaire le Sahel
Malgré le fort potentiel solaire du Sahel, les réseaux électriques du Burkina, du Mali et du Niger restent faibles, intermittents, dépendants. La Côte d’Ivoire, grâce à des investissements massifs, a bâti un réseau robuste et interconnecté. C’est ce réseau qui alimente en partie les grandes villes sahéliennes. Sans lui, c’est le retour des coupures, des délestages, de l’instabilité économique.
L’alimentation : le ventre aussi dépend d’Abidjan
Peut-on parler d’indépendance quand même la nourriture vient d’ailleurs ? Le Sahel, malgré ses vastes terres agricoles, peine à nourrir ses populations, la faute à l’insécurité, au changement climatique et au manque d’investissements. Pendant ce temps, la Côte d’Ivoire, grenier alimentaire régional, alimente les marchés sahéliens en denrées de base, produits vivriers, mais aussi en denrées transformées grâce à ses industries agroalimentaires. Là encore, les circuits commerciaux sont anciens, profonds, vitaux.
Une interdépendance sous tension
L’AES le clame haut : elle veut tourner le dos à la CEDEAO, forger d’autres partenariats, avec la Russie, la Turquie ou d’autres puissances émergentes. Mais l’économie, elle, reste bien ancrée au Sud, à Abidjan. C’est là que transitent les camions, les biens, les flux de marchandises.
La Côte d’Ivoire, de son côté, n’est pas dupe. Ces pays sahéliens représentent aussi des marchés d’exportation stratégiques, des revenus pour ses industries, pour son port, pour ses emplois. Toute rupture serait une perte pour tous.
Mais en cas de crise, Abidjan détient un levier redoutable. Un simple ralentissement des flux, un durcissement douanier, une barrière invisible… et c’est la légitimité même des régimes de l’AES qui vacille, pris entre la fierté souverainiste et la dure réalité des estomacs vides.
Entre fierté politique et réalité économique
Le constat est sans détour : on ne construit pas une indépendance durable sur une dépendance totale. Si l’AES veut réellement incarner un projet d’émancipation, elle doit d’abord poser les fondations d’une économie solide, diversifiée, capable de produire, transformer, exporter.
Loin des discours, c’est une stratégie économique audacieuse qu’il lui faut, à long terme. Une stratégie qui ne passe pas uniquement par le drapeau, mais par la capacité de nourrir, chauffer, éclairer et faire tourner l’économie par ses propres moyens.
En attendant, la souveraineté de l’AES reste largement théorique. Et la Côte d’Ivoire, souvent critiquée mais toujours indispensable, demeure le cœur économique du Sahel.
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