Par Bakary Cissé | Lementor.net
« Un arbre ne doit pas cacher la forêt, mais il peut en tracer la silhouette. » Ces mots de Léopold Sédar Senghor résonnent avec une intensité singulière à l’approche de l’élection présidentielle d’octobre 2025 en Côte d’Ivoire. Derrière l’enjeu formel du scrutin se profile un examen bien plus profond : celui d’un legs politique, économique et institutionnel façonné pendant quinze années par Alassane Ouattara. Le vote à venir s’annonce ainsi comme un verdict tacite sur une ère entière, un référendum silencieux sur la transformation d’un pays et les tensions qui en découlent.
Arrivé au pouvoir dans la tourmente post-électorale de 2010, Alassane Ouattara a d’abord incarné la promesse du retour à l’ordre. Quinze ans plus tard, le constat est incontestable : le pays s’est métamorphosé. Des infrastructures modernes redessinent le paysage urbain, les taux de croissance ont régulièrement flirté avec les sommets continentaux, et Abidjan s’est imposée comme une plaque tournante économique en Afrique de l’Ouest. L’image de stabilité et de dynamisme qu’offre aujourd’hui la Côte d’Ivoire au reste du monde est, en grande partie, le fruit d’une gouvernance économique orientée vers la performance, soutenue par une diplomatie active et une stratégie d’attractivité qui a su séduire investisseurs et partenaires internationaux. C’est sur cette base que le RHDP, monolithique dans sa loyauté au chef de l’État, fonde sa campagne et sa confiance dans une victoire annoncée. Le bilan chiffré, impressionnant, est brandi comme l’héritage indiscutable d’un bâtisseur.
Mais un pays ne se résume pas à ses agrégats macroéconomiques. Si l’essor des infrastructures saute aux yeux, les fractures sociales, elles, résistent à la promesse du progrès. Les inégalités de revenus, l’accès encore inéquitable aux services publics, la précarité des zones rurales et la montée d’un sentiment de marginalisation chez une partie de la jeunesse révèlent les limites d’un modèle de croissance qui peine à irriguer équitablement toute la société. Le chômage des jeunes reste endémique, et les frustrations liées à la répartition des opportunités alimentent une demande pressante de justice sociale. À cela s’ajoutent des tensions politiques latentes. Si la stabilité institutionnelle a été restaurée, c’est souvent au prix d’une centralisation accrue du pouvoir, d’un verrouillage du jeu démocratique et d’un espace politique perçu comme étroit et peu accueillant pour les voix discordantes. L’opposition, affaiblie par les exclusions électorales, minée par ses divisions internes, n’a pas su construire une alternative cohérente, laissant le champ libre au RHDP mais vidant, dans une certaine mesure, la confrontation électorale de son pluralisme essentiel.
L’absence d’un adversaire de poids ne doit pourtant pas être interprétée comme un blanc-seing donné à la majorité sortante. Ce scrutin pourrait révéler autre chose : une lassitude, une résignation, voire une abstention silencieuse d’une partie de l’électorat qui ne se reconnaît plus dans l’offre politique actuelle. Le vrai enjeu, en ce sens, ne se limite pas à l’arithmétique électorale. Il se loge dans la profondeur du consentement populaire au modèle Ouattara, dans la capacité du pouvoir à convaincre non seulement qu’il a construit, mais qu’il a construit pour tous. Le taux de participation, les écarts entre les régions, la tonalité des discours citoyens seront les véritables baromètres de ce rendez-vous démocratique.
Cette élection, plus qu’une simple reconduction attendue, constitue un moment-charnière pour la Côte d’Ivoire. Elle ouvrira ou refermera des perspectives pour l’après-Ouattara, qu’il s’agisse de son successeur désigné ou d’un leadership encore incertain. Le Président sortant lègue un pays modernisé, indéniablement plus fort économiquement, mais traversé par des lignes de faille sociales et politiques qu’il revient désormais d’apaiser. La jeunesse ivoirienne, nombreuse, connectée, exigeante, veut un avenir plus participatif, plus équitable, plus transparent. Elle ne se contente plus des résultats, elle réclame le sens.
Le véritable défi posé à l’héritage Ouattara est donc celui de sa durabilité. Sa vision aura-t-elle semé les graines d’un État résilient, démocratique et inclusif ? Ou bien aura-t-elle cristallisé un modèle de gouvernance efficace mais vulnérable aux frustrations populaires et aux déséquilibres structurels ? Le scrutin d’octobre 2025 ne tranchera pas définitivement ces questions, mais il en donnera un avant-goût. Ce n’est pas seulement l’avenir d’un président qui s’y joue, mais celui du pacte social et républicain ivoirien.
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