Par Bakary Cissé – Lementor.net
Pendant longtemps, l’histoire économique de la Côte d’Ivoire s’est écrite presque exclusivement autour du cacao, colonne vertébrale des exportations et symbole d’une économie tournée vers la matière première brute. Mais depuis quelques années, une transformation silencieuse s’opère, loin des projecteurs, dans une autre filière stratégique : l’anacarde. En 2024, un cap décisif a été franchi. La Côte d’Ivoire ne se contente plus d’être le premier producteur mondial de noix de cajou brute ; elle s’impose désormais comme un acteur crédible de la transformation et de l’exportation d’amandes vers les marchés européens les plus exigeants.
Les signaux sont clairs et les chiffres parlent d’eux-mêmes. Les Pays-Bas et l’Allemagne sont devenus les principaux débouchés européens des amandes ivoiriennes décortiquées, dépassant des pays historiquement dominants comme l’Inde et le Vietnam, longtemps considérés comme les maîtres incontestés de la transformation. Cette percée marque une rupture profonde dans la chaîne de valeur mondiale du cajou, où l’Afrique, jusqu’ici cantonnée au rôle de fournisseur de matière première, commence à remonter vers des segments à plus forte valeur ajoutée.
Cette avancée n’est ni fortuite ni improvisée. Elle est le résultat d’une volonté politique affirmée, matérialisée par le Plan National Cajou 2016-2025, combinée à une montée en puissance d’investissements privés structurants. En moins d’une décennie, la capacité de transformation locale a été multipliée par dix, permettant aujourd’hui de traiter près de 15 % de la production nationale sur le sol ivoirien. Des unités industrielles modernes ont vu le jour à Bondoukou, Yamoussoukro ou Korhogo, équipées de lignes de décorticage et de tri répondant aux standards internationaux les plus stricts. La certification Rainforest Alliance ou BRC n’est plus l’exception mais devient progressivement la norme, ouvrant les portes des grandes centrales d’achat européennes.
Cette dynamique s’inscrit parfaitement dans l’évolution de la demande européenne. Le marché des fruits à coque connaît une croissance annuelle soutenue, portée par une consommation de plus en plus attentive aux questions de santé, de traçabilité et d’éthique environnementale. La noix de cajou, riche en protéines végétales, en magnésium et en acides gras bénéfiques, correspond pleinement à ces nouvelles attentes. Les amandes ivoiriennes trouvent désormais leur place dans les rayons bio, les assortiments apéritifs premium et les produits transformés comme les laits végétaux ou les barres énergétiques, où l’origine et la qualité font la différence.
L’enjeu économique de cette mutation est considérable. Jusqu’ici, près de 80 % de la valeur ajoutée de la filière était captée hors d’Afrique, principalement en Asie. En développant la transformation locale, la Côte d’Ivoire commence à retenir sur son territoire une part croissante de la richesse issue de sa propre production. Rotterdam s’impose comme une plateforme logistique majeure pour la redistribution vers l’Europe du Nord, tandis que l’Allemagne s’approvisionne directement pour alimenter son marché bio et ses industries de snacking sain. Cette réorientation des flux commerciaux traduit une montée en gamme progressive mais réelle.
Pour autant, ce décollage reste fragile et appelle à la vigilance. Les transformateurs ivoiriens font face à des contraintes structurelles persistantes, notamment le coût élevé du crédit, une énergie encore onéreuse et un déficit de main-d’œuvre spécialisée dans le décorticage mécanique de précision. Ces obstacles rappellent que l’industrialisation n’est jamais un processus linéaire. Elle exige des politiques publiques cohérentes dans la durée, un accompagnement financier adapté et un effort soutenu de formation professionnelle pour sécuriser la montée en compétence locale.
Au-delà de la seule filière cajou, l’expérience ivoirienne porte un message plus large pour le continent africain. Elle démontre que la transformation locale des matières premières n’est pas un slogan, mais une trajectoire possible dès lors qu’elle s’appuie sur une vision claire, des investissements ciblés et une ouverture assumée aux normes internationales. La Côte d’Ivoire prouve qu’il est possible de passer du statut de simple producteur à celui d’exportateur de produits finis compétitifs sur les marchés mondiaux.
En 2024, le pays ne se limite plus à exporter des sacs de noix brutes. Il expédie des amandes prêtes à consommer, synonymes de qualité, de valeur ajoutée et de création d’emplois locaux. Si l’État maintient le cap des réformes et si les investisseurs poursuivent leur engagement, la filière cajou pourrait, dans la prochaine décennie, accomplir ce que d’autres secteurs n’ont pas encore réussi : bâtir une industrie de transformation durable, ancrée dans les territoires, génératrice de revenus stables et vectrice de souveraineté économique.
Le succès actuel des amandes ivoiriennes sur les marchés européens n’est pas une tendance passagère. Il marque l’émergence d’un nouveau modèle économique où la richesse ne s’exporte plus brute, mais se construit et se consolide au pays producteur.
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