Par Bakary Cisse | Lementor.net
Il existe des récits si puissamment façonnés qu’ils finissent par devenir des dogmes. Le « miracle rwandais », présenté comme l’exemple absolu de la renaissance africaine, est sans doute le plus sophistiqué d’entre eux. Depuis un quart de siècle, Paul Kagame orchestre un récit calibré, poli, savamment exporté : celui d’un petit pays rescapé de l’enfer, devenu laboratoire high-tech de gouvernance moderne et modèle de transformation économique. À entendre les stratèges de l’image, Kigali serait l’équivalent africain de Singapour, une cité-État disciplinée, performante, rigoureuse. Mais une fois que l’on gratte le vernis, la réalité apparaît, brutale, nue, bien loin du conte vendu aux chancelleries et aux médias occidentaux.
L’économie rwandaise, présentée comme un cas d’école de croissance maîtrisée, repose sur des bases fragiles. Avec un PIB d’environ 15 milliards de dollars, le pays pèse à peine autant que le Congo-Brazzaville, qui pourtant compte deux fois moins d’habitants. Le PIB par habitant plafonne autour de 1 000 dollars, sensiblement inférieur à la moyenne d’Afrique subsaharienne. L’Indice de développement humain situe le Rwanda au 160e rang mondial, aux côtés de nations en crise systémique. Un tiers de la population vit encore sous le seuil de pauvreté et, parmi les jeunes qui représentent 70 % du pays, le chômage officiel frôle les 20 %, sans compter l’immense part d’informel qui masque la précarité réelle.
Le tissu économique demeure peu diversifié : agriculture de subsistance représentant près du tiers du PIB, services faiblement productifs, industrie embryonnaire. Le Rwanda importe l’essentiel de ses produits manufacturés, dépend fortement de l’aide internationale – jusqu’à 40 % de son budget selon certaines estimations – et peine à développer des secteurs réellement créateurs de valeur. Les infrastructures modernes qui impressionnent les visiteurs, des centres de conférences aux hôtels cinq étoiles, masquent une économie réelle encore largement immobile, construite dans un décor plus spectaculaire que solide.
Lorsque l’on compare le Rwanda à ses voisins, le contraste saute aux yeux. Le Kenya, souvent présenté comme miné par la corruption, affiche un PIB par habitant trois fois supérieur. Le Botswana, dix fois. Même l’Ouganda, moins vanté par les médias internationaux, dépasse Kigali sur certains indicateurs clés. Aucun de ces pays ne bénéficie pourtant du même traitement médiatique, de la même bienveillance diplomatique, ni de ce halo quasi mystique qui entoure Paul Kagame.
D’où vient alors cette révérence excessive ? Elle s’explique par une alchimie rare mêlant communication agressive, culpabilité occidentale et instrumentalisation habile de l’histoire. Le régime rwandais maîtrise comme nul autre la fabrication d’images : Kigali nettoyée à l’extrême grâce à l’umuganda obligatoire, interdiction stricte des sacs plastiques, modernisation visible concentrée dans la capitale, drones livrant des poches de sang pour impressionner les observateurs, conférences internationales soigneusement mises en scène. Tout cela compose un décor qui répond parfaitement aux attentes des opinions publiques occidentales en quête d’un « bon élève » africain.
À cela s’ajoute un levier redoutable : la mémoire du génocide, utilisée comme bouclier moral. Critiquer Kagame expose immédiatement au soupçon de révisionnisme ou de complaisance envers les génocidaires. Cette stratégie rend toute analyse nuancée quasiment impossible. Les journalistes ou chercheurs qui tentent de documenter les exactions du Front patriotique rwandais au Congo dans les années 1990, ou les assassinats d’opposants exilés, se voient refuser l’accès au pays ou sont intimidés. Le silence se nourrit de la peur de mal juger un régime présenté comme sauveur.
Enfin, le régime investit massivement dans la communication internationale. Des cabinets d’influence occidentaux, d’anciens collaborateurs de Tony Blair, des partenariats coûteux avec des médias prestigieux, des suppléments sponsorisés dans The Economist ou le Financial Times… La mécanique est huilée. Résultat : des récits élogieux se multiplient, tandis que les statistiques qui contredisent le mythe restent dans l’ombre. La réussite du Rwanda n’est pas d’ordre économique : elle est médiatique. Elle consiste à avoir transformé une gouvernance autoritaire en modèle exportable, une croissance fragile en success story absolue, une capitale vitrine en symbole national.
Pendant que le monde s’émerveille devant la façade, le Rwandais moyen survit avec à peine 80 dollars par mois, cultive à la houe sur un lopin exigu et n’a souvent accès à l’électricité que de manière intermittente hors des grands centres urbains. La réalité rurale, celle où vit la majorité de la population, ne figure jamais dans les reportages flatteurs. L’écart entre l’image et le réel est tel qu’il ne s’agit plus d’interprétation, mais de mise en scène.
Le « miracle rwandais » n’est pas un modèle de développement. C’est un chef-d’œuvre de communication politique. Et ce qui devrait susciter l’admiration n’est pas la transformation prétendue du pays, mais la capacité du régime à faire croire au monde entier à un récit qu’aucun indicateur sérieux ne confirme. Le Rwanda de Kagame n’est pas un miracle : c’est un mirage. Et tant que la fascination l’emportera sur l’analyse, ce mirage continuera d’être confondu avec la réalité.
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