De La Banalisation Du Péril Raciste En France : Signe Des Temps ?

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Les parents d’une enfant de onze ans qui a publiquement traité une ministre française noire de guenon, viennent de relativiser l’affaire en disant qu’elle aurait tout aussi bien pu la traiter de girafe[1]. Et revoilà que des choses gravissimes s’abordent comme des riens, avec un sourire ironique en coin. Comment ne pas avoir mal à la France contemporaine, en proie à la banalisation du racisme, comme le montrent notamment ces quolibets infâmants[2] récemment lancés par des foules à la ministre de la justice, Christiane Taubira, originaire du département français de la Guyane ?  Comment ne pas tirer la sonnette d’alarme dans une puissance mondiale qui traîne des chiffres records de chômage, la montée en force de la désespérance des jeunes générations, et  de nombreuses tentations de violences de masses esquissées par des groupes extrémistes qui se survoltent de ressentiments plus ou moins légitimes ? Il y a des nations qui ne sont pas simplement des entités géographiques, des communautés politiques, mais des idées incarnées de l’Homme. Telle est, dans la complexité et malgré les soubresauts parfois sanglants de son histoire, la stature de la France. Ce n’est pas simplement l’une des premières communautés historiques à avoir porté un coup fatal au despotisme des anciens pouvoirs traditionnels et cléricaux. C’est le pays où l’idée de l’homme, comme citoyen de l’Universel, a pris corps dans la chair, le sang et les larmes des révolutionnaires de 1789. Dans sa noblesse tragique, l’idée que tous les hommes naissent libres et égaux en droits et en devoirs franchira les frontières hexagonales, occidentales, brisera les barrières du genre, des langues et traditions, pour inspirer directement, en 1948, La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. On n’oubliera pas bien sûr, au passage, les plaies contractées par la puissance politique française dans les épisodes de la Traite des Noirs, de la colonisation, de la poursuite éhontée de la mafia dite de la Françafrique,  et dans la corruption récurrente – pas systématique – hors de ses propres frontières des valeurs démocratiques qu’elle proclame pourtant sacro-sainte chez elle-même. Mais il faut maintenir l’exigence, en répondant résolument aux questions suivantes : 1) D’où vient la nouvelle banalisation du racisme qui se propage dans l’opinion publique française contemporaine ? 2) Comment y faire résolument face, avant que les nuages d’avril 2002 ne reviennent définitivement obstruer l’horizon de France ?

Il ne faut pas se tromper de profondeur de sonde. On ne comprendra rien au racisme en France en occultant les préjugés qui tapissent l’inconscient collectif français, favorisant de fait la reproduction quotidienne, sous forme tragique, sérieuse, hypocrite ou ironique, des idées, attitudes et pratiques discriminatoires envers certaines catégories précises de la population française : les Noirs, les Arabes, les Métis, et les Européens de l’Est (Roms, Tziganes, Manouches, et consorts). La présence noire en France a comme strate la plus anciennement mémorable, les cales des négriers de Nantes, Bordeaux, Le Havre, Rouen, et consorts.  Nous insisterons particulièrement ici sur le soubassement des insultes proférées par les foules endoctrinées contre la ministre de la justice, femme noire de Guyane. Ceci nous dispense aussi d’insister – dans le cadre limité de notre propos-  sur le phénomène infiniment moins consistant du racisme anti-blanc qu’agite,  tel un chiffon rouge, une certaine extrême-droite française ragaillardie par l’effondrement de la digue républicaine issue de l’après-Guerre de 1945.

Le noir médiatique français, ce fut d’abord ce bois d’ébène qui inspirera les fameuses « têtes de Nègre » que vendaient encore allègrement bon nombre de confiseurs de chocolats il y a quelques années en France. Exposé comme une bête sauvage jusqu’au début du 21ème siècle, le nègre ‘y a bon banania’ continue de flatter de nombreuses condescendances bien ordinaires en Hexagone. C’est ainsi qu’il y a, pour le racisme ordinaire à la française,  de la guenon en toute femme noire, comme il y a du singe potentiellement en tout africain. Une paysanne poitevine me demandait candidement en 2000 si je savais bien user de la chasse d’eau d’une salle de toilette ! L’humiliation infligée par l’économie de Traite aux femmes et hommes de peau noire se poursuit ainsi, insidieusement, comme prisme déformant de l’approche de l’Africain comme de l’Africanoïde. Quid, dans ce regard méprisant de tous ces hommes et femmes noirs d’Afrique et d’Outre-Mer, qui se révoltèrent et vainquirent parfois le joug esclavagiste au cœur de l’Europe, dans les Antilles ou sur le continent américain, tout au long des siècles de ladite Traite ? Quid des Toussaint Louverture, des esclaves marrons, des âmes fières venues de cette Afrique, qui comme Anton Wilhelm Amo du Ghana, tutoyèrent les cimes de la science au cœur des universités occidentales ? Quid de l’histoire autrement plus glorieuse des grands empires africains quand l’Europe s’émiettait dans les principautés de son moyen-âge ? Le regard banal du citoyen français lambda qui méprise a priori l’homme ou la femme noir est incontestablement illuminé par  un monument d’inculture crasse. A ceux-là, aussi suffisants que leur ignorance leur échappe, Aimé Césaire conseilla de dire : « le nègre vous emmerde ! »

La seconde couche de signification indiscutable de la banalisation du racisme en France viendra de l’expérience coloniale. A la recherche de l’accumulation primordiale nécessaire à l’alimentation des rivalités géostratégiques de grande ampleur qui opposent les grandes puissances, les nations occidentales rivales dépècent l’Eléphant-Afrique en 1884-1885 à Berlin et imposent aux forceps leur « mission civilisatrice » aux peuples d’Afrique blanche et d’Afrique noire. On connaît la suite, merveilleusement étudiée par les travaux d’Albert Memmi et de Franz Fanon. J’insisterai volontiers sur ces deux auteurs, car leurs approches respectives du phénomène colonial me paraissent profondément complémentaires. Memmi montre que l’acte colonial crée une double dépendance réciproque entre le colon et le colonisé[3]. Le premier ne peut plus se vivre, ni vivre sans l’image qu’il se fait du colonisé. Sa supériorité de fait est intériorisée comme supériorité de droit et formalisée comme telle, la raison du plus fort se donnant complaisamment comme la meilleure. Le colonisé, nous dira Memmi, intériorise à son tour un complexe d’infériorité et aura besoin de l’image du colon pour se donner un horizon mimétique. Le colonisé aura autant besoin du colon que le colon, du colonisé. Leur séparation physique ne consacrera dès lors point leur séparation symbolique. Franz Fanon[4] insiste pour sa part sur la nécessité tragique d’une réparation par la lutte de libération, du complexe d’infériorité du colonisé. « La liberté du colon, dit-il, naîtra du cadavre en décomposition du colon ». Evidemment, Fanon n’use pas seulement d’une métaphore ici, lui qui fut pleinement impliqué auprès du FLN en Algérie dans la lutte armée de ce pays contre l’occupation française. Mais, la notion de « décomposition du colon » connote aussi l’idée de déconstruction, c’est-à-dire de libération du colonisé des chaînes mentales, culturelles du colonialisme. Tâche autrement plus ardue !

Et c’est précisément là que  Franz Fanon n’épuise pas l’intuition d’Albert Memmi, celle de la persistance dans l’âme des ex-colonisés, des fantasmes attrayants de l’ex-colonisateur sous forme d’un despotisme – une haine de la démocratie, en fait –  déguisé en anticolonialisme dogmatique.[5] Le racisme à la française ne trouve-t-il pas sa mamelle nourricière dans la persistance de ce mimétisme tragique entre citoyens des ex-pays colonisateurs et citoyens issus de l’immigration des ex-pays colonisés ? Telle est ma thèse en ce propos. Dans les insultes proférées par ces foules de novembre 2013 contre la ministre française de la justice, Christiane Taubira, il y a fortes traces du traumatisme postcolonial francophone. Il y demeure, irrésolue, la question difficultueuse de l’émergence démocratique, socioéconomique et culturelle, non seulement des territoires et départements d’Outre-Mer de la France, mais aussi des anciennes colonies françaises et autres territoires sous tutelle, qui louvoient encore, pour la plupart, hors des sentiers de la justice et de la promotion de la dignité humaine. On ne méprise plus les Chinois à Paris parce qu’ils viennent d’une grande puissance mondiale. On méprisera longtemps encore des Africains ou des Afro-Français en France tant que l’Afrique ne se dressera pas dans toute sa majesté destinale, par la double exemplarité de la démocratie et de la prospérité, comme je l’ai montré ailleurs.

Enfin, comment oublier que la haine de l’Autre, la stigmatisation de l’Etranger comme étrange prospèrent toujours, quel que soit le pays considéré,  en temps de disette ? La France, sur le plan socioéconomique, est en sérieux péril. Par millions, des jeunes et des adultes diplômés et formés attendent sur le long trottoir d’un chômage devenu chronique. Hannah Arendt prédisait dans La Condition de l’Homme Moderne, qu’il n’y aurait rien de pire, en notre époque, qu’une « société de travailleurs sans travail ». Nous y sommes en France. A ce marasme économique dû à l’effondrement d’un modèle productiviste rongé par le dumping des grandes puissances économiques, par les délocalisations en série des grandes entreprises, par le montée en puissance des capitaux financiers sur les capitaux industriels et commerciaux à travers le monde, la France officielle a voulu répondre par une politique d’austérité et de rigueur qui, manifestement, ne convainc plus personne d’avisé à gauche comme à droite. Qui plus est, la montée en force des scandales publics, notamment des affaires de haute corruption, a fortement érodé la confiance des citoyens dans la politique, ouvrant la voie à la tentation des extrêmes. Telle est la nouveauté radicale de la politique française en 2013, qui explique en définitive cette ambiance de banalisation du propos raciste. De nombreux hommes politiques, de droite comme de gauche, déterminés à se reconstituer des bétails électoraux substantiels, se sont engouffrés dans l’angoisse populaire en se livrant au populisme. Désormais, la hardiesse se mesure à la lâcheté. Un pari implicite flotte dans l’air de France, où tous les fins limiers du racolage électoraliste sont lâchés. C’est à celui qui assènera les coups médiatiques les plus osés sur le Noir, l’Arabe, le Métis, l’Est-Européen, l’Homosexuel, que reviendrait la palme d’or de l’onction démocratique à venir…

Cela ne suffira pourtant pas, cela n’a jamais suffi à faire la grandeur de l’idée française de l’universelle égalité, liberté et fraternité des humains. Ni sous Louis XIV, ni sous Napoléon, ni sous Pétain. La France a besoin d’un renouveau de son idéal républicain. Une générosité nouvelle, magistralement exprimée par les indignations du regretté Stéphane Hessel, par la politique de civilisation d’un Edgar Morin ou par la conscience charitable d’un Abbé Pierre s’impose. Elle requiert un réinvestissement massif dans l’éducation historico-citoyenne des Français à la conscience des soubassements heureux et malheureux de leur histoire longue. Elle requiert une politique partenariale de la France avec ses ex-colonies et territoires sous tutelle, avec comme exigences la bonne gouvernance, la démocratie et l’innovation partagées. Elle requiert le ferme rejet de toute compromission avec les idées du Front National, ce parti rampant qui, loin d’être un enfant de chœur, incarne dans sa santé retrouvée, la renaissance des vieux démons de la France. La banalisation du racisme a donc au moins un mérite. Elle nous rappelle la violence annoncée de cette apocalypse des valeurs de la république française : le Front National.


[1] http://www.angersmag.info/Affaire-Taubira-les-parents-parlent-au-Courrier-de-l-Ouest_a8075.html

[2] http://www.lexpress.fr/actualite/politique/taubira-traitee-de-gueunon-retour-sur-l-affaire-qui-met-la-republique-mal-a-l-aise_1297458.html

[3] Albert Memmi, Portrait du colonisé, Paris, Gallimard, édition 2002

[4] Franz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1961

[5] Franklin Nyamsi, Alexis Dieth, Pour un anticolonialisme critique & contre l’anticolonialisme dogmatique, Abidjan, Balafons, 2012.

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